Compte-rendu Des-Raisons-Despérer

DIALOGUES EN HUMANITÉ

"DES RAISONS D’ESPÉRER ?"
10 DÉCEMBRE 2005
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La séance, ouverte à 14 heures 25, est animée par M. Patrick VIVERET.

M. Patrick VIVERET.- Nous avons un exercice très difficile à réaliser

cet après midi puisque non seulement vous êtes nombreux, nous sommes également nombreux ici et, de plus, nous avons peu de temps. Nous allons essayer d'avoir un échange entre nous.
Les personnes qui sont ici ont normalement une fonction de "passeurs". Il s’agit donc d'essayer de passer des frontières, de faire des pas de côté et de nous aider mutuellement à trouver des raisons d'espérer. Au fond, l'objet de cet après midi est de retirer le point d'interrogation qui était présent au cours des agoras ou des ateliers de la matinée.
Nous sommes dans une situation où les raisons de désespérer s'agissant d'humanité sont hélas extrêmement nombreuses. Quand les Dialogues en Humanité se sont constitués, lorsque nous en avons parlé avec M. Collomb, Mme Ancel et toute l'équipe du Grand Lyon, l'idée consistait vraiment à dire que l'humanité est à un moment critique de son histoire. Après tout, il s’agit d’une espèce très jeune, de quelques dizaines de milliers d’années, quelques centaines de milliers d’années au mieux. Par rapport à d'autres espèces mammifères, c'est une espèce extraordinairement jeune et qui, au fond, risque la mortalité infantile. Nous sommes à un rendez vous critique de l'histoire de l'humanité et la question fondamentale est de savoir comment nous sommes capables de réussir ces rendez vous critiques qui s'expriment à travers le défi écologique, à travers la révolution du vivant, à travers l'enjeu explosif de ce cocktail de la misère et de l’humiliation, et d'essayer de voir comment réussir ces grands rendez vous critiques pour grandir en humanité.
Ainsi, notre question de l'après midi consiste à essayer de ne pas nous attarder sur les raisons de désespérer dont nous connaissons l’ampleur, mais de vraiment nous centrer sur des raisons d'espérer et évidemment, sans nous cacher la gravité des situations que nous connaissons. Pour reprendre la phrase fameuse de Romain Roland popularisée par Gramsci : "allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté".
Pour réaliser cet exercice, je vais proposer aussi bien à nos passeurs qu'à vous mêmes de commencer par prendre un temps de silence et de réfléchir à deux raisons majeures d'espérance qui sont les vôtres. Que ce soient des raisons personnelles, que ce soient des raisons liées à des sources d'espérance collective. Nous allons prendre ces quelques minutes de silence. Si vous le souhaitez, vous pouvez aussi les écrire sur un papier.
Ensuite, dans un premier temps, nous demanderons à nos passeurs qui sont présents sur cette tribune de donner deux raisons majeures d'espérance.
L’une pour celles et ceux qui ont eu la chance de participer ce matin aux agoras et aux ateliers, à partir de ce qu'ils ont reçu, appris, ressenti au cours de la matinée. Il ne s'agit donc en aucun cas d'une tentative de synthèse ou de restitution qui serait de toute façon impossible dans ce laps de temps restreint. On peut exprimer aussi bien quelque chose qui nous a émus que quelque chose que l'on a appris. Ainsi, premier élément : une raison d'espérer qui est liée à ce que nous avons reçu, ressenti, appris au cours de la matinée.
Puis, en second lieu, une raison d'espérer dans la capacité de grandir en humanité qui nous vient de notre expérience professionnelle, personnelle, politique, et pour les passeurs qui n'ont pas eu la possibilité de venir ce matin, je pense notamment à Mme Lepage, à M. Brachet, à M. Calvez, de pouvoir donner deux raisons fondamentales d’espérance à partir de leur expérience et non pas simplement à partir de cette matinée.
Ensuite, nous commencerons l'échange avec vous avec les mêmes règles du jeu, c'est à dire que si certaines personnes souhaitent intervenir, je leur demanderai de le faire avec cette même règle du jeu pour que nous puissions organiser l'échange.
Est ce clair ? Pas de cartons blancs d'interrogation sur du malentendu ou de l'incompréhension ? Si c’est clair, je vous propose de commencer par prendre ces quelques minutes de silence sur nos raisons d'espérer.
(Minutes de réflexion.)

M. Patrick VIVERET.- Je vous propose de commencer notre échange.

Je ne vais pas présenter les personnes qui vont intervenir parce que nous sommes sur un terrain où notre expérience d'humanité fondamentale n’est pas dans de l'état civil aussi prestigieux soit il. Simplement, je demanderai aux uns et aux autres avant de donner leurs deux raisons majeures d'espérer de rappeler tout simplement quelle est leur expérience d'humanité à partir de laquelle ils vont nous donner ces raisons d'espérer.
Christiane Taubira qui nous a fait l'amitié d'être dans l'une des rencontres de la matinée qui avait justement pour objet de débattre de la question "l’humanité peut elle progresser ?", a accepté d'ouvrir notre échange. Nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir et de vous écouter.

Mme Christiane TAUBIRA.- Je vous remercie. Bonsoir.

À vrai dire, j'ai accepté presque à mon corps défendant parce que je n'ai guère eu le choix…
(Rires.)

…Parce que je trouvais l'exercice très acrobatique, je dois vous le dire, et finalement, j'aurais aimé entendre les autres, mais je vais les écouter avec beaucoup d'attention.
Je me jette à l'eau. L’exercice est très acrobatique parce que d’abord, ce matin, nous étions déjà dans l'interrogation et cet après midi, nous sommes au delà de l'interrogation. Nous sommes dans, j’allais presque dire, le choix arbitraire. Il ne nous est pas demandé de synthétiser les travaux de ce matin qui ont été passionnants, mais de choisir deux raisons d'espérer. Elles seront forcément insuffisantes, mais je vais oser choisir.
D’abord, j'ai partagé ce matin une tribune avec d'éminentes personnalités, les hauts anthropologues, impressionnants, M. Picq, M. de Locht un théologien de Belgique et le très éminent Théo Klein, avocat pour qui j'ai une affection et une estime particulière et débordante, et une assistance extrêmement motivée et extrêmement engagée sur le thème.
Si je dois vraiment retenir deux raisons d'espérer, la première, je la retiendrai de nos travaux de ce matin et la deuxième, je la choisirai un peu plus personnelle.
Concernant nos travaux de ce matin, évidemment compte tenu de la qualité de la tribune, nous avons été d'une indiscipline exemplaire, c’est à dire que nous nous sommes aventurés dans tous les domaines. Nous avons picoré un peu de science, un peu de technique, un peu de philosophie. Nous sommes donc allés un peu partout sans trop nous attarder nulle part. Cela a été une vraie promenade en harmonie, en polyphonie aussi et je crois, à la fin, en symphonie d’ailleurs parce que certains mots ont surgi de nos propos qui avaient de très belles sonorités comme "altérité", "solidarité", "fraternité", "amour", "responsabilité". Ce sont les mots qui ont été portés avec beaucoup de force par les intervenants de la tribune.
Ce que je retiens de ce matin, c'est qu'il y a vraiment une culture de l'agora ici. C'est surtout le comportement beaucoup plus que le contenu des propos qui m’a émerveillée. Une culture de l'agora, c'est à dire une assistance tout à fait prête à se livrer à ce jeu et qui a vraiment donné la résonance aux propos de la tribune, qui a vraiment donné la réplique, au sens le plus beau du terme, aux propos de la tribune. De plus, cette assistance était constituée principalement de personnes d'âge mûr et un peu grisonnantes.
Je dois dire que lorsque je vois des jeunes très mobilisés sur l'avenir très inquiets, très anxieux et parfois même impétueux, j'éprouve à la fois une très grande tendresse et une très grande inquiétude. En clair, parce que je suis très physique aussi, je pourrais à la fois rire et pleurer lorsque je vois des jeunes qui veulent presser un peu l'avenir.
Puis, lorsque je vois des personnes grisonnantes qui portent encore en elles une très forte révolte et en même temps une très grande espérance, je ressens alors plus profondément ma propre vulnérabilité et en même temps, un très grand espoir pour moi même parce que je me dis que des personnes ne se laissent pas user par la vie et par le temps.
Ma première grande raison d'espérer est cela. C’est cette culture de l'agora, c’est cette inquiétude, mais en même temps, cette mise en commun d'une expérience, d'une réflexion, d'une sensibilité que des personnes d'âge relativement mûr nous ont donnée ce matin et nous ont fait partager.
Ce qui nous conduit, parce que je suis députée et que je participe donc de la démocratie représentative, à réfléchir justement aux limites de la démocratie représentative et à la nécessité vraiment de franchir quelques foulées audacieuses un peu hardies vers la démocratie participative, c'est à dire comment ouvrir des espaces de respiration, d'oxygène pour que la parole citoyenne, la parole civique, pour que l'intelligence citoyenne, pour que la sensibilité citoyenne nous parviennent, montent jusqu'à nous.
Cela me fait la transition vers ma deuxième raison d’espérer : j'ai une expérience parlementaire bien sûr qui est parfois assez désespérante pour tout vous dire, profondément agaçante par moments, rageante même certains jours et j'ai aussi une expérience personnelle très forte. Cette expérience personnelle, je la reçois lorsque je vous rencontre, lorsque je vais dans des réunions, lorsque je réponds à des invitations d'associations ou de personnalités. En fait, lorsque je suis en plein dans la vie, dans ses bouillonnements, dans ses interrogations, dans ses doutes et dans ses incertitudes aussi. Parce que dans la vie, nous sommes beaucoup moins péremptoires qu'à la tribune de l’Assemblée Nationale.
C’est ma deuxième raison d’espérer, c’est que l'humanité est têtue. Elle est têtue parce que je rencontre des personnes extrêmement ouvertes, extrêmement curieuses, extrêmement attachées aussi à leurs convictions et à leurs espoirs. Cela peut donc nous donner des échanges parfois difficiles, parfois tendus, mais toujours respectueux.
Cette deuxième raison d'espérer est de vous dire que nous sommes en un lieu et un temps. Ce lieu, c'est la France. Ce temps, c'est aujourd'hui dans un monde qui est de plus en plus connecté, globalisé comme on dit, mais où l'on constate que plus le discours s'impose sur les valeurs universelles et plus les comportements s'agrippent à des crispations identitaires et que personne n'a totalement tort, personne n'a totalement raison dans cette affaire. C'est à dire que les identités ont lieu, ont raison de s'exprimer parce qu’elles contribuent à la diversité du monde, mais que l'universel est essentiel parce qu’il nous indique bien l'espace qui nous est commun et celui que nous avons bâti ensemble parce que ces valeurs universelles sont imprégnées de toutes les cultures du monde et que nous y tenons.
C'est donc deux raisons majeures d'espérer, j’en ai d'autres aussi, mais on nous a limités à deux. Ces deux raisons majeures d’espérer sont donc cela, cette culture de l'agora, la vitalité présente dans la société française, puis cette humanité têtue, cette humanité têtue en un temps et en un lieu. Ne laissez jamais, par pitié, sous estimer ce que la France apporte au monde.
Merci.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci beaucoup Christiane Taubira.

Ce que vous évoquiez à l'instant me fait penser à cette belle phrase de Niels Bohr qui disait : "si le contraire d'une affirmation vraie est une affirmation fausse, le contraire d'une vérité profonde peut être une autre vérité profonde". Nous sommes bien dans l'intelligence citoyenne et dans la qualité du pluralisme que vous évoquiez.
Je sens que vous avez bien d'autres raisons d’espérer. Dans l'échange ultérieur, vous aurez la possibilité de les exprimer, mais c'est déjà beaucoup d'en avoir deux.
Monsieur Calvez, vous êtes prêtre théologien. Vous avez, je pense par vocation, des raisons d'espérer. Est ce que vous pouvez nous les exprimer ?

M. Jean-Yves CALVEZ.- Merci beaucoup.

Je ne sais pas si j'exprimerai les plus secrètes puisque vous faites allusion à un théologien. Je ne suis pas certain de m'engager dans les raisons les plus profondes, les plus secrètes de mon espérance tout court, mais à l'espérance absolue d'un chrétien, j'attache aussi beaucoup d'espoirs, peut on dire (au pluriel alors), touchant notre monde, notre société, notre temps. Pour rester un peu dans le cadre de nous tous, là, c'est tout de même là dessus surtout que je voudrais m'exprimer. Non sans allusions un petit peu à la situation des religions par exemple dans le monde.
Mon expérience de la vie : une cinquantaine d'années de travail dans les pensées philosophiques. Beaucoup m’ont connu à travers le marxisme, à travers la pensée de Marx. J'ai beaucoup fréquenté les problèmes du développement dans la première étape de ces problèmes, c’est à dire les années 60, environ. Puis, j'ai beaucoup fréquenté l'église, la compagnie de Jésus dans le monde, pratiquement partout.
Personnellement, j'ai l'avantage, si je puis dire, de ne pas avoir été là ce matin, donc d'être tout à fait libre d'alléguer mes raisons d'espérer. Deux seulement. Là, vous me contraignez beaucoup parce que j'en dirais 10.

M. Patrick VIVERET.- Commençons par deux.

M. Jean-Yves CALVEZ.- Pour dire que

je suis certainement l’une de ces personnes qui ayant traversé le XXème siècle en a connu toute l'horreur à bien des égards.
Néanmoins, je vais vous dire que pour moi, l'une des raisons d'espérer aujourd'hui, ce sont des choses qui se sont passées voici peu de temps pendant ma vie dans ce XXème siècle. Cette expérience d’hier tout de même assez proche, cela encourage malgré tout le reste que nous pourrions longuement examiner et rebattre.
Oui, quoi par exemple ? C’est que ce siècle a été celui d'un extraordinaire relèvement de la condition de la femme. C'est que ce siècle a été celui de la décolonisation. Des événements, je crois. C'est qu'il y a eu quelque chose comme les droits civiques aux États Unis. Je n'en nomme pas plus, mais quand on revient sur ce temps terrible par ailleurs, on sait que l'humanité a été capable de grandes choses comme cela. Elle l'est encore.
Deuxième raison que j'alléguerai, c’est qu’ayant beaucoup fréquenté justement les philosophies, les religions, j'ai gagné un profond sentiment à savoir que l’on est de plus en plus capable (c'est peut être assez récent cela) dans les pensées philosophiques, dans les pensées religieuses de proclamer ensemble, de tenir ensemble un certain nombre de vérités pratiques, un certain nombre de droits de l'Homme très particulièrement. On est capable de tenir tout cela avec des justifications non unanimes, avec des justifications très diverses.
C'est quelque chose qu'avait souligné Jacques Maritain en son temps, au moment de la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme en 1948. Il a été contesté quelquefois pour cela, mais je crois que cette ferme affirmation que l'on peut s'entendre sur pas mal de choses pratiques qui établissent notre vie sociale commune, on peut s'entendre là dessus et pas moins qu'une Déclaration Universelle des Droits de l'Homme très détaillée et assez complète. Pas moins que cela, on peut s'entendre là dessus à partir de justifications profondes très diverses.
Pourquoi est ce que les hommes sont ainsi faits que nous ne soyons pas unanimes dans les raisons dernières ?
C'est sans doute notre limite, notre faiblesse, mais quand on en vient à prendre conscience ensemble de cette impuissance et de ces faiblesses, je crois que l'on grandit aussi en humanité commune et je pense qu'il y a beaucoup d'entre nous aujourd'hui très divers d'origines, de sources, très divers de justifications qui sont capables, je crois, de cette rencontre, de ce dialogue en humanité.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci beaucoup.

C'est important dans des enjeux où nous voyons bien que l'un des sept défis de Dialogues en Humanité était de sortir de la logique de guerres de civilisations, de chocs de civilisations pour aller vers du dialogue de civilisations. Sur une papillote lyonnaise, cette invention délicieuse de papillote où en plus de friandise, on a droit à un petit dessin, une petite phrase, il y avait cette phrase très forte qui disait : "nous avons assez de religions pour nous haïr, mais pas assez pour nous aimer". Je pense justement que l'un des enjeux des dialogues de civilisations, et cela vaut aussi bien pour les religions que pour les spiritualités, les sagesses agnostiques et athées, c'est effectivement cet art de faire œuvre de paix à partir des raisons dernières qui peuvent être différentes.
Chris Laroche, vous étiez là ce matin. Vous êtes proviseur du Lycée Doisneau à Vaulx en Velin.
Dans l'agora à laquelle j'ai eu la chance de participer sur la question de l’entreprise, on a beaucoup parlé de la distinction entre le travail et le métier et le fait que le métier, au sens fort du terme, était un ministère de l'humanité. En effet, le mot "métier" est né de la rencontre entre le "ministère", le "service" et le "mystère". Tout métier est un ministère mystérieux.
Vous, en tant proviseur, vous êtes vraiment au cœur du ministère de l'humanité, donc pouvez vous nous parler de vos raisons fondamentales d'espérer ?

Mme Chris LAROCHE.- Merci. Bonjour à toutes et à tous,

bonjour les jeunes puisque vous êtes jeunes de cœur et d'esprit.
Je suis proviseur du Lycée Robert Doisneau à Vaulx en Velin qui est, je tiens à le préciser en remarque préliminaire, tout sauf une banlieue. Je voudrais profiter de l'audience qui m'est offerte aujourd'hui pour continuer mon combat contre ce terme. On ne parle pas de banlieue quand on parle, au hasard, d'Ecully, Saint Didier au Mont d'Or, etc. Vaulx en Velin, comme Saint Priest, comme Vénissieux, comme Décines, etc. sont des villes en émergence, mais des villes à part entière, des communes qui se développent.
Je suis donc proviseur d'un lycée général et technologique qui n'a que 10 ans d'existence. Ne me considérez pas comme une individualité, pensez qu'ils sont 700 derrière moi, élèves et personnels, et que mes collègues des deux lycées de Vénissieux, Lycée Marcel Sembat et Lycée Jacques Brel, pourraient être là à ma place et vous diraient très certainement les mêmes choses. Je tiens à insister là dessus. Ce dont je peux témoigner, c’est d’une expérience collective et de réalités qui ne sont certainement pas assez médiatisées, mais certainement pas de vitrines ou d'exception.
Ma première raison d'espérer très personnelle tient à l'actualité récente. Avec les chefs d'établissements dont je viens de parler et ceux de Vaulx en Velin, des collèges et des écoles en particulier, du lycée professionnel, nous étions aux premières loges pendant les semaines un peu agitées et très médiatisées que nous avons pu connaître. Ce qui nous a frappés, ce qui m'a vraiment marquée, c'est le calme de nos établissements scolaires.
Je trouve que c'est très fort de sens. Les écoles, les collèges et les lycées sont restés particulièrement paisibles, particulièrement dans ces territoires en émergence dont je parle où vivent tant de personnes défavorisées. Cela dit quelque chose du sens que l’école peut encore avoir et nos établissements ne sont pas habituellement des pétaudières épouvantables.
Ceci dit, nous avons senti une grande gravité chez nos élèves et aucun ne s'est livré à des prédations. Cela, c’était vraiment ce qui m’habitait personnellement. J'ai dit en arrivant dans l'atelier que ce matin, j'étais, par exemple, très portée par ce que j'avais vu en quittant le lycée où à 9 heures, étaient arrivées comme tous les samedis matins des élèves qui venaient non pas parce qu’il y a des cours, mais parce que le lycée est ouvert à ceux qui veulent venir travailler volontairement pour être ensemble au milieu des livres et pour s’entraider, travailler en groupe entre eux d’abord avant de demander du soutien.
Il y a donc tout cela de réalité très forte de l'école aujourd'hui autour de moi qui est pour moi une raison d'espérer.
La deuxième, je l'ai sentie dans l'atelier où Abd Al Malik était avec moi tout à l'heure. J'y ai vu passer la notion très forte de métissage. Que ce soit le métissage du travail des équipes, des échanges, des expériences, le métissage des origines, le métissage des couleurs de peau. Je travaille dans un territoire où, je tiens à vous en rappeler quelques caractéristiques, il y 40 % de chômage, 65 % de logement social, des dizaines d'origines culturelles et ethniques différentes. Je n'emploierai certainement pas le terme "racial", mais celui "d'origines ethniques". Ceci dit, nos élèves sont à 90 % d’abord des citoyens français comme vous et moi et je trouve d'ailleurs cette salle bien homogène comme couleur moyenne de peau. Cela me change de mon vécu.
(Rires.)

Ces réalités du métissage dans ces territoires qui bougent très vite en ce moment, je les trouve déterminantes, fortes de sens et d'espoir pour l'avenir de notre société et j'ai retrouvé cela à travers les débats de cette agora qui ont été plus, disons, dans la confrontation que dans le conflit, mais dans pas mal d'échanges forts, animés et métissés aussi. Je pense donc que c'est un terme essentiel pour l'avenir de notre société et pour moi, le fait que cette notion soit de plus en plus acceptée alors qu'elle a fait si longtemps très peur, que l'on ne voulait pas mélanger les identités, c'est à mon avis une raison très forte d'espérer pour la société française et sa richesse future.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Je ressens fortement ce que vous dites. J'habite dans une cité de la banlieue parisienne à Nanterre et je sais, par exemple, que face à tous les cas de racisme qui montent, la meilleure réponse que l'on ait pu apporter est d'organiser par exemple des repas "saveurs du monde", c’est à dire faire comprendre à quel point le métissage que vous évoquez est une ressource absolument fondamentale. Servi face à toutes les régressions émotionnelles qui viennent aujourd’hui du creusement des inégalités sociales, on ne combat pas les régressions émotionnelles simplement par de la critique rationnelle. Il faut construire des émotions positives et l'une d'entre elles est justement de vivre l'extraordinaire valeur de la diversité du monde dans nos propres cités.
Abd Al Malik que beaucoup connaissent, auteur, compositeur, écrivain, qui était aussi dans cette agora, et donc il ne s'agit pas de restituer cet atelier, mais vous même, aussi bien à partir de l'agora qu'à partir de votre propre vécu, sensibilité, expérience, comment est ce que vous réagissez ?

M. Abd AL MALIK.- Bonjour d’abord.

J'ai envie de dire deux choses. Déjà par rapport aux débats de ce matin, ce que j'ai trouvé porteurs d'espoir, c'est que j'ai entendu des personnes qui sont sur le terrain et qui font vraiment avancer les choses et qui font avancer les choses, mais par rapport à l'école. Pour moi, c’est particulièrement important parce que c'est l'école, en grande partie, qui a fait aujourd'hui de moi finalement l'homme que je suis.
Bien sûr, il y a eu cette idée de confrontations, etc., mais ce qui est bien et fort, c’est que j'ai vu des femmes et des hommes de bonne volonté qui, au quotidien, font avancer les choses avec l'outil du savoir. Je pense que c'est vraiment important et donc personnellement, j'ai juste envie de rendre hommage à ces femmes et à ces hommes, dont Mme Laroche, vraiment pour cela. C'est la première des choses.
La deuxième chose est que j'ai envie de vous parler en fait, à vous tous. J'ai envie de vous dire que moi, je peux sembler être un cliché. Je suis noir, je viens d'un quartier que l'on dit "difficile". Moi, je dis "vivant". Je suis musulman et je suis rappeur. Si vous voulez, tout cela pourrait faire de moi quelqu'un de très suspect finalement.
(Rires.)

Cependant, j'ai aussi envie de vous dire que la France d'aujourd'hui, comme le monde d'aujourd'hui, n'est plus la France d’hier, comme le monde d’hier. Les choses ont changé et j'ai envie de vous dire que ces identités là sont les miennes, mais je suis heureux de dire aussi que je suis Français et que j'aime mon pays.
J'ai envie de vous dire aussi que je suis heureux d'être dans un pays dont la devise est "liberté, égalité, fraternité". Je suis heureux d'être dans un pays qui, par des principes laïques, républicains, démocrates, nous donne les moyens de vivre tous ensemble avec nos différences, avec nos particularités et d'être en cela dans une espèce de grand projet commun et de nous donner la main et d'avancer ensemble.
J'ai envie de vous dire que l'Islam que je vis, c’est quelque chose que je vis dans mon intimité, quelque chose qui me permet, comment dire… C’est avant tout comme le judaïsme finalement, le christianisme, comme les autres spiritualités qui ne sont pas nécessairement religieuses, c'est avant tout une expérience d'amour, quelque chose qui me fait dire que non seulement j'ai besoin de l'autre pour être moi, mais que je suis l'autre et que la France me donne les moyens justement par ses principes démocrates, laïques et républicains, me permet justement d'être moi en entier et de partager avec l'autre différent de moi.
J'ai envie de vous dire que dans ces quartiers que l'on dit "difficiles", qui font peur, il y a une majorité de personnes qui sont comme moi. Des personnes finalement qui, certes, sont différentes, mais qui ont envie de participer avec vous tous au dynamisme de notre pays.
J'ai envie de dire que l'outil fonctionne parfaitement bien. Après, ce n'est pas parce que celui qui tient l'outil peut être maladroit, cela ne remet pas en cause l'outil, cela ne remet pas en cause ce qu’est notre pays et c'est vraiment ce que j'ai envie de dire ici.
Pour moi, c'est cela l'espoir et l'espoir, c'est de dire que la France, telle que nous pouvons la lire sur ses principes (je parlais de liberté, d'égalité et de fraternité), sur des principes républicains, démocrates, laïques, finalement reste encore à faire. Je pense et je suis convaincu qu'à partir du moment où l'on aura compris que ces personnes qui viennent de ces quartiers font partie aussi, sont composantes entières de ce pays et se sentent Français aussi et qu'elles s'expriment comme elles peuvent et que même si parfois, c'est difficile, et nous avons pu le voir avec ces récents événements, ce n'est qu'une période transitoire. Toute période transitoire est toujours difficile, mais elle est aussi transitoire et passagère. J'ai envie de croire et je crois qu'ensemble, nous pourrons vraiment faire avancer les choses et vivre justement dans ce pays qui est finalement arc en ciel et qui est porteur finalement de tant d'espoirs.
J'ai envie de vous dire cela en tant que jeune noir, rappeur, qui vient d'un quartier difficile, qui est musulman, mais qui se sent avant tout homme, qui vous parle en tant que citoyen et que derrière tout cela, finalement, nous sommes juste des femmes et des hommes avec un même cœur qui bat et c'est essentiel d'avancer ensemble comme cela.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci pour ces couleurs d'arc en ciel

qui sont d’ailleurs aussi celles du drapeau pace.
Monsieur Klein que je connais bien, ancien Président du CRIF, comment vous, à partir de votre propre tradition, vivez vous cette couleur d'arc en ciel ?

M. Théo KLEIN.- J'ai plusieurs raisons d'être optimiste.

Plusieurs raisons d'espérer.
La première, la plus évidente en ce qui me concerne personnellement, c'est que je suis né en 1920, que je suis ici cet après midi avec vous et que j'espère pouvoir encore, pendant un certain nombre d'années, être parmi vous.
(Rires.)

Évidemment, cela ne va pas chercher très loin et je souhaite à tous ceux qui sont dans cette salle d'atteindre le même âge et de continuer non pas simplement à vivre, mais à espérer et à espérer pouvoir faire quelque chose.
La deuxième raison que j'ai d'espérer, c'est que j'ai été élevé, j’allais dire, depuis des siècles dans l'idée que l'espérance, c'était la vie même. Ce n'est pas seulement le moteur de la vie, c'est le sens même de la vie. Il n'y a aucun sens à notre vie si nous n'espérons pas. Le problème est de savoir ce que nous espérons.
Ce matin, au cours des débats que nous avons eus sur le sens du progrès, les bienfaits du progrès, les progrès du progrès, si je puis dire, j'ai beaucoup apprécié le fait que, par des approches différentes, parfois peut être un peu contradictoires, nous sommes arrivés à nous donner le sentiment que nous avions les mêmes raisons de penser que le progrès existait, qu'il y avait des raisons très profondes de penser et d'espérer que les choses, petit à petit, par étape, nous apporteraient mieux que le passé.
Le fait que l'on puisse, justement à partir d'approches différentes, à partir d'idéologies parfois différentes, mais par la reconnaissance de valeurs communes, espérer est pour moi un fait important.
Ce que nous venons d'entendre de la part de ce jeune homme, ce cri qu'il nous lance, cet appel qui s'adresse à nous venant de lui est fondamental. Il est fondamental dans une société où trop souvent, les affrontements se font dans la méconnaissance de l'autre et dans l'attribution à l'autre de sentiments qu'on lui prête et qu'on lui prête parce que cela nous arrange quelque part.
Je crois que l'espérance, le désir d'espérer que nous avons doit nous conduire avant tout à nous considérer (c’est ce que j'ai essayé de répéter ce matin) comme étant chacun d'entre nous totalement responsable dans sa manière d'agir et de penser de l'avenir de tous. Nous sommes à tout moment responsables de nous mêmes et responsables de l'autre, responsables de tous les autres. C'est le message de ce matin et c'est celui que je voudrais transmettre cet après midi.
Merci.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Je crois que nous voyons à travers nos échanges que la question des contradictions, voire des confrontations, que nous évoquions aussi bien avec Mme Laroche que M. Malik, ne doit absolument pas nous faire peur.
Construire du conflit, c'est une alternative à la violence. De la même façon que dans un débat, construire des désaccords est une alternative aux malentendus et aux procès d'intention. Le propre de la qualité démocratique est effectivement d'être capable de construire un certain nombre de différences, de divergences. Quand nous parlions avec Corinne Lepage tout à l'heure, elle me disait : "de toute façon, nous sommes confrontés à de tels défis que, quelle que soit la force de nos convictions, l'idée qu'après tout nous pouvons nous tromper et par conséquent, la curiosité à l'égard de la conviction ou de l'opinion d'autrui est aujourd'hui devenue une ressource".
Madame Lepage, comment, dans ce débat, dans cet échange, vous même vous ressentez vos propres raisons d'espérer ?

Mme Corinne LEPAGE.- Puisque la règle du jeu est de deux.

Je dirais que je les prendrai dans l'ambivalence même de ce qui est à la source de nos raisons de désespérer. C'est à dire l'homme et le progrès. L'homme d'abord. Je crois qu'il y a au fond de chacun d'entre nous et puis, c'est vrai, en fonction des individus, des tendances, je dirais, heureusement très lourdes que sont la faculté de révolte, Christiane Taubira le disait tout à l'heure. La faculté de révolte devant ce qui est insupportable, injuste, innommable et qui reste et qui demeure et ce, quelles que soient les époques, quels que soient les âges. Je crois que c'est quelque chose d'extrêmement important : ne jamais accepter comme définitif et acquis ce qui ne doit pas l’être.
La seconde chose est que s'il y a au fond de beaucoup d'entre nous et de beaucoup d'individus, beaucoup d'individualisme, d'égoïsme, pour certain une irresponsabilité absolument totale, un goût du lucre invétéré, il y a aussi une immense générosité, un besoin de l'autre, le sens de la responsabilité et, peut être au delà de tout, un instinct de conservation qui fait que lorsque la crise apparaît comme trop grave, c'est cet instinct de conservation qui finit quelque part heureusement par l'emporter et ramener un peu au bon sens.
Je dirais que mes raisons d'espérer sont précisément dans tout cela qui est au fond même de l'être humain et qui l'oblige à se dépasser et à pouvoir se dépasser.
C’est ce qui conduit aujourd'hui à ce renouveau de la société civile, à la puissance, à mon avis encore trop faible, des organisations non gouvernementales qui apportent, précisément dans un monde gouverné par l'économie, l’économisme et le court termisme, une dimension dont l'homme a incontestablement et inévitablement et, je dirais, heureusement besoin.
La seconde raison d'espérer est dans le progrès. C'est Jonas qui écrivait dans un petit livre qui s'appelait, je crois, "l'avenir de l'humanité", cette phrase qui me semble marquée du sceau du bon sens disant que nous étions "des géants technologiques et des nains éthiques".
L'homme, c'est l'œil, la main et le cerveau.
La main, c'est l'outil, et c'est toute la technologie. L'œil, c'est la vue et toute l'esthétique. Le cerveau, c'est la réflexion, toute la pensée, la religion, la croyance.
Ce XXème siècle a vu un hyperdéveloppement de la main, c'est à dire de la technique, et je ne dirais pas un sous développement, ce serait inexact et présomptueux de ma part, mais disons un développement beaucoup plus maigre de la faculté de comprendre, d'analyser ce nouveau monde qui se crée et l'éthique indispensable qui aurait dû croître en proportion.
Je dirais que ma faculté d'espérer est celle de croire que nous allons être capables d'améliorer notre pensée même, notre représentation du progrès et que nous allons être capables non plus seulement de pouvoir, mais également de vouloir car c'est la volonté qui bien souvent manque quand les capacités techniques permettent de faire des choses qu'il vaudrait mieux éviter de faire. Si nous étions capables effectivement de repenser notre progrès technologique pour le mettre au service de l'humanité et non pas pour le développer contre l'humanité, comme c'est trop souvent le cas que ce soit dans les domaines nucléaires, que ce soit dans des domaines du vivant par exemple et beaucoup d'exemples pourraient être donnés, je pense alors que ce progrès deviendrait une solution pour l'humanité et non pas seulement comme il l'est aujourd'hui… Il est parfois une solution pour l’humanité, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain, mais il est aussi un des problèmes majeurs de l'humanité.
Si nous sommes capables au cours du XXIème siècle, et je dirais que le plus tôt serait le mieux, de repenser le progrès et de l’adapter réellement aux besoins de l'humanité, je pense alors que là, nous avons quelques raisons d'espérer d’en sortir.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Je pensais, en vous écoutant,

que l'un des paradoxes est que nous sommes dans des sociétés qui sont obsédées par la communication et par les technologies dites de communication, et qui, dans le même temps, ont poussé très loin une triple rupture de communication. La rupture de communication avec une nature chosifiée, la rupture de communication avec autrui, autrui étant considéré comme un rival permanent, et la rupture de communication avec soi même, le manque de sérénité, d'intériorité, et que nous avons bien besoin d'avoir des technologies de communication fondamentales, des technologies sapientiales ou spirituelles pour nous aider à rétablir cette triple communication avec le cosmos, avec autrui et avec nous mêmes.
Monsieur Brachet, vous êtes Directeur du Forum des Réfugiés, donc vous êtes sur un terrain où les raisons de désespérer doivent souvent vous prendre à la gorge et en même temps, je sais que la nature même de votre combat, et des personnes avec lesquelles vous le menez en solidarité, vous conduit à exprimer aussi des formes positives sur la capacité pour les collectivités humaines de grandir en solidarité.
Ainsi, pouvez vous nous apporter votre témoignage ?

M. Olivier BRACHET.- Volontiers.

Je suis assez pragmatique, c’est à dire que je pense que les raisons d'espérer il faut les inscrire dans l'expérience du possible.
J'en ai deux, puisque l'on m'en a demandé deux. Une qui est purement locale. Cette expérience sur Lyon qui m'a montré au fond sur 15 ans qu'il est possible, tenez vous bien, d'accueillir dans l'agglomération lyonnaise depuis 1990 presque 25 000 demandeurs d'asile au rythme de 200 à 500 par mois. Il est possible de passer de 60 places d'hébergement à 2 500. Il est possible de consacrer les moyens économiques pour réaliser un million de nuits d'hébergement dans les 55 communes de l'agglomération lyonnaise, sachant que nous étions partis de pratiquement rien. C’est donc possible.
Je dirais que dans les années 80, il y avait des raisons pour que des réfugiés viennent et nous n'étions pas équipés. Puis, nous avons rendu possible, les uns avec les autres évidemment, ces moyens supplémentaires considérables et quelquefois enviés.
Parallèlement, je dirais que dans ce possible, comme cela a un petit peu débordé sur toutes les communes, j'ai pu discuter avec les Maires, les administrations d'à peu près toutes les communes, de droite, de gauche, de tendances très différentes et dans la discussion, m'apercevoir que je pouvais me faire écouter aussi bien du Maire de Vaulx en Velin qui avait beaucoup de problèmes et chez qui l’on a ouvert 110 places d'accueil que du Maire de Dardilly qui n’est pas de la même tendance où l’on en a mis 200 dans un hôtel à côté de chez lui, du Maire du IIème qui n'est pas de la majorité de la mairie centrale et que j'ai fait patienter pendant trois ans parce que cela débordait un peu sur la place Carnot, etc. Je trouve que c'est une leçon politique que d'avoir expérimenté qu'il était possible d’en accueillir au rythme des arrivées et qu'il était possible de discuter avec quasiment tout le monde sans que chacun ait sorti une mitrailleuse, sans qu'il y ait eu des cocktails molotov et sans que l’on ait tiré sur les personnes qui arrivaient car c'était à quoi nous pensions. Pour moi, c'est donc une grande leçon.
La deuxième est que nous avons été peut être un peu aveuglés pendant ces années là par ce qui a été la faiblesse de l'Europe, par Sarajevo, ville olympique, entrée en barbarie. Alger, tout près de nous, un monde qui se détraque et une Europe qui n'y croit plus.
Cela aurait pu servir de fond de scène à une vision ultra pessimiste et nous avons des raisons de s'inquiéter de cette tendance là, mais nous avons quand même eu, rappelez vous, voici quelques semaines, ce rapport absolument étonnant du groupe d'analyse des crises internationales qui nous a appris quand même, et c'est le deuxième champ du possible, que la société internationale, ces dernières décennies, avait baissé, réussi à entreprendre cette action commune qui avait diminué les guerres de 40 %, les génocides de 20 %, qui fait qu'une guerre qui faisait 68 000 morts n'en fait plus que 600 et qui fait que le nombre de démocraties a été multiplié par quatre.
Par conséquent, ces indicateurs du possible dont on doit d'ailleurs la possibilité (puisque c'est le mot auquel je tiens : "qu’est ce qui est possible ?") largement aux instances internationales décriées, critiquées, contestées, quelque fois même calamiteuses ici ou là et cependant, cette tendance s'est affichée et ce résultat est obtenu.
On régule mieux les choses sur le plan des guerres et des crises internationales aujourd'hui qu'hier. Par conséquent, il n'y a pas de raison que l'on ne fasse pas de progrès encore, même s’il y a d'énormes faiblesses et si peut être même les faiblesses sont maintenant plus visibles au cœur de chez nous et peut être moins en grande périphérie. Bref, pour moi, c'est une source d'espérance de voir émerger au fond déjà le bénéfice d'une certaine gouvernance mondiale.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Nous allons maintenant entrer dans un deuxième temps d'échanges avec vous mêmes. Évidemment, tout le monde n'aura pas la possibilité d'intervenir, mais nous dégustons chaque fois à travers les expériences, les paroles de quelques uns des saveurs d'humanité.
Je vous demanderai donc de respecter la consigne comme l'ont fait nos premiers intervenants, c'est à dire d'être brefs et de pouvoir exprimer vous mêmes soit éventuellement des questions à nos passeurs, soit vos propres raisons d'espérer.
Je voudrais commencer cet échange en demandant à Pierre de Locht qui est un expert en humanité… Nous sommes tous des "sachants" en humanité, mais vous même avez une expérience humaine particulièrement riche, si vous voulez bien commencer d'introduire cet échange.

M. Pierre de LOCHT.- Je suis Belge et très heureux d'avoir été invité ici.

Ma première raison d'espérer est qu'il me semble qu'il y a aujourd'hui des prises de conscience importantes que nous n'avions pas voici 30 ou 40 ans. Cela paraissait tout naturel, on ne se rendait pas compte que l'on détériorait la nature. On ne se rendait pas compte que le colonialisme était inacceptable, que la torture, que la mise à mort n'étaient pas acceptables. Tout ce dont nous souffrons aujourd'hui est tout ce qui nous paraît inadmissible et n'écartons pas cela trop vite. Au contraire, cela nous montre que nous avons la conscience qu'il y a dans l'humain autre chose et que l'on est fait pour beaucoup plus.
Je trouve qu'il y a là un stimulant tout à fait nouveau par rapport à la situation de voici une ou deux décennies.
Ma deuxième raison d'espérer est que je vieillis, je suis né en 1916 et plus je vieillis, plus je m'étonne d'être vivant. Je trouve que c'est extraordinaire d'être vivant, d'avoir la chance d'avoir gardé suffisamment de conscience. Ce bonheur d'exister me paraît capital et c'est d'abord en nous que l'optimisme par rapport à l'avenir doit s'engendrer. Si nous avions davantage le bonheur d'exister, alors nous n'aurions plus peur d'accueillir les différences qui sont riches et richesses pour nous.
Je voudrais simplement rappeler en terminant, je l’ai fait ce matin, cette parole du Pape Jean XXIII : "les pessimistes n'ont jamais rien construit".
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci beaucoup pour ce témoignage si fort.

Qui souhaite intervenir ?
Jacques Toledano, vous vous présentez rapidement.

M. Jaques TOLEDANO.- Jacques Toledano, administrateur de 4D,

Débats et Dossiers pour le Développement Durable et des Amis du Monde Diplomatique voilà encore quelques mois.
Ce matin, j'ai participé à l'atelier 1 sur les raisons d'espérer. Je pense qu'il était sorti quand même une chose et je crois qu'en même temps, il faudrait qu'à la fin de cette journée, nous sortions aussi avec les deux idées qui pourraient potentiellement marquer notre siècle, qui nous donneraient un jalon sur lequel nous devrons continuer à militer pour corriger nos défauts.
Ce qui est sorti, c'est quand même, je crois, que l’on a compris, que l’on comprend un peu mieux ce qu’est la globalisation. Les problèmes environnementaux, la pauvreté ne peuvent pas être traités sous un angle uniquement local.
Seule, la démocratie permet réellement de partager la compréhension ou l'approche de ces éléments.
Je crois qu’il n'existe aucune personne isolée, malgré son extrême intelligence, capable de nous communiquer la solution.
Il faut être là, ensemble, nous approprier ces connaissances et essayer de mieux les faire partager parce que c'est la seule chose qui permettra effectivement d'avancer. Personnellement, j'en suis de plus en plus persuadé et cela, ne fût ce que pour comprendre une deuxième chose. Lorsque l'on a compris ces informations, ces globalités, on ne peut pas avancer sans partager.
Chaque fois, quand on s'écarte du partage, on le voit quelque temps après, la violence émerge. Je crois que profondément, dans chacun de nos instincts, nous ne supportons plus ou de moins en moins les inégalités.
Merci.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Nous sommes bien dans l’exigence

de l'intelligence citoyenne dont Christiane Taubira nous parlait tout à l'heure.
D'autres interventions ?

Une intervenante.- Je m’appelle Joséphine Zibi (?),

je suis Camerounaise et j'aimerais témoigner pour des personnes de là bas. "Là bas", cela veut dire en Afrique.
Les solidarités que nous faisons ensemble ici ont des impacts là bas et cela représente tout un pan qui nous donne des raisons d'espérer.
Avec l'association Aquassistance qui est composée de professionnels de l'eau, je participe à l’accès à l'eau potable dans les villages au Cameroun. Je vous assure que là bas, il y a toute une prise de conscience qui se fait aussi. Les erreurs du passé, nous les avons commises ensemble, et là bas, c'est maintenant aussi ensemble que nous essayons de les réparer et de faire de nouvelles réorientations. Cela produit des effets et des résultats qui donnent des raisons véritables d'espérer.
J'ai promis à la personne qui a prononcé ces mots de les répéter partout où je serais avec des Français. C'est un responsable du Comité de l'eau qui, l'été dernier, lorsque nous avons fait la fête de l'eau a dit ceci : "Merci d'abord à Aquassistance, merci à tous les Français qui nous ont sauvés de la mort que l'on buvait en nous offrant une véritable source Vittel".
Merci.
(Rires.)
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Madame, allez y, présentez vous.

Une intervenante.- Bonjour, je m'appelle Annie Flipot (?),

je suis professeur des collèges et je voudrais donner mes raisons d'espérer. Je reprends un peu ce qu'ont dit Mme Laroche et M. Malik.
Je trouve qu'il y a beaucoup de raisons d'espérer dans la jeunesse. Je suis vraiment toujours émerveillée de voir nos jeunes qui vont prendre la relève, qui ont plein d'idées et qui nous préparent un monde de demain, qui ont déjà pris je ne sais combien de responsabilités, qui ont pris conscience de tout ce qui se passe. Ainsi, la première raison d'espérer, ce sont nos enfants.
Ma deuxième raison d'espérer est que je vois aussi que de plus en plus autour de moi, avec tout ce matérialisme dans lequel nous avons été plongés, les personnes ont besoin d'une spiritualité qu'elle soit religieuse ou non. Un homme, ce n'est pas seulement quelqu'un qui s'achète des choses, qui mange, mais c’est aussi une personne qui va trouver dans la spiritualité une raison d'aimer autour de lui et c'est cela peut être qui va nous permettre de nous en sortir.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci beaucoup.

Lors d'une précédente session de Dialogues en Humanité, Catherine Dolto disait : "nous ne sommes pas seulement des mammifères consommants". Cela rejoint bien votre exigence.
Monsieur, allez y.

Un intervenant.- Je suis René Valette,

ancien Président National du CCFD, Président actuel de l'association des lecteurs de La Vie, administrateur de Forum Réfugiés, entre autres.
Ma raison d'espérer est qu'il me semble que nous sommes en train d'assister à la difficile, lente, balbutiante, mais réelle émergence d'une citoyenneté planétaire et à la prise de conscience active que nous sommes tous interdépendants les uns des autres et que si l'on veut que la vie soit possible sur terre demain, il faudra peut être changer un certain nombre de choses. Je suis frappé par la diffusion de cette conscience non seulement chez nous, mais aussi dans les pays du monde où j'ai l'occasion d'aller assez régulièrement.
Il me semble que cette conscience d’une citoyenneté planétaire est le préalable en route de l'émergence d'une solidarité vraiment planétaire. Je crois que les forums sociaux mondiaux, malgré leurs limites, sont de grands moments où s'exprime cette solidarité.
Malgré tout cela, oui, je crois qu'il y a des raisons d'espérer.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Un intervenant.- Bonjour, M. Bouvier (?),

je suis le Président de la CIMADE à Clermont Ferrand.
Mes deux raisons d'espérer sont déjà des réunions comme celle d’aujourd’hui parce que l’on se sent beaucoup moins seul. On se dit que l'on n'est pas tout seul à avoir un certain nombre d'idées humanistes.
Ma première raison d’espérer, ce sont donc les réunions comme aujourd'hui qui permettent aux personnes qui partagent les mêmes valeurs humanistes de se rencontrer, de partager et d’exposer un certain nombre de questions. Justement, qu’allons nous faire de ce monde ?
J'ai une petite expérience parce que je n'ai que 30 ans, mais on peut s’apercevoir dans le cours de l'histoire que les espérances étaient portées par de grands mouvements déjà structurés intellectuellement, qui avaient déjà des outils politiques, etc. Aujourd'hui, nous avons l'impression que c'est à nous de tout construire. Nous avons donc un espace de créativité qui est énorme et finalement, je pense que cela risque d'être plus dur, plus difficile, mais je crois que ce sera certainement plus riche et plus conforme à la liberté et à la responsabilité de l'être humain.
Ma deuxième raison d'espérer est la force des valeurs humanistes justement parce que cela fait 500 ans que nous les travaillons. Elles sont toujours là, elles nous font toujours marcher, c'est toujours notre moteur. L'histoire leur a donné raison. Je pense donc que malgré tous les mécontentements que nous pouvons recevoir, nous savons que dans ces valeurs là, nous trouverons toujours notre moteur et toujours des idées créatrices.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

D'autres interventions ?
Monsieur, allez y.

Un intervenant.- Bonjour à tous et à toutes, en particulier aux intervenants.

Personnellement, j'ai deux raisons effectivement d'espérer. D'abord, il existe une solution transcendant le divin vers l'humain. Je voudrais simplement dire que je suis actuellement en retraite, mais je suis un ancien concepteur en machines spéciales, donc ce n'est pas du baratin. Je suis effectivement apte à aller au bout des problèmes.
C'est ma première solution. Je suis convaincu que cette solution effectivement transcende et je voudrais rejoindre… (?) sur cette transcendance afin de la rappeler sur le plan des forces physiques. Nous avons une résultante qui, politiquement, nous mène droit dans le mur, c’est vrai, mais si notre regard change et notre regard changeant, avec un regard unique en fonction du divin, nous irons effectivement tous dans une direction qui ne sera plus la volonté de l'humain, mais du divin.
Étant motard, il est vrai que l’on conduit par le regard et c'est vrai que même dans des tournants en épingle à cheveux, effectivement, la moto va peut être parer, mais notre regard allant sur une droite extrême, on tournera à droite ou à gauche, etc.
Ma deuxième raison d'espérer est qu’il est vrai que cette solution déculpabilise par son application tous acteurs et spectateurs de cette solution.

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Monsieur, allez y.

Un intervenant.- Gérard Wormser,

École Normale Supérieure Lettres à Lyon, également au Comité de la revue des Temps Modernes et de la revue Sens Public, revue électronique.
Les deux raisons que je voudrais dire rejoignent une partie de celles qui ont été dites. Pour la première, puisque certains parmi les anciens présents dans la salle se sont exprimés en parlant du recul que leur donnait l'expérience, je voudrais dire que l'une des premières raisons d'espérer est que nous sommes sortis du XXème siècle en Europe avec une conscience historique beaucoup plus forte que celle des générations qui nous ont précédés. Cette conscience historique, cette conscience des erreurs du XXème siècle et des désastres auxquels elles ont abouti me paraît paradoxalement être l'une des raisons d'espérer puisque la conscience européenne est aujourd'hui une conscience instruite des dangers, des massacres et des violences que nous avons nous mêmes commis voici peu de temps.
Ainsi, première raison d'espérer, la transmission historique et la réflexion commune qui précisément garantissent à la réflexion humaniste d'avoir un socle réaliste et de ne pas être simplement utopique.
Deuxième raison d'espérer plutôt du côté de la jeunesse, comme cela a aussi été dit, et je pense tout particulièrement à la capacité qui, internationalement, s'est développée depuis quelques années autour des communautés fédérées par les réseaux Internet. Qu'il s'agisse de publications, d'échanges, de forums, le travail en plusieurs langues dans des réseaux auxquels il se trouve que je contribue, mais nous sommes assez nombreux, permet, je crois, de penser aujourd’hui que, comme le disait Madame Zidi (?) tout à l'heure, les consciences dans les différents lieux du monde évoluent peut être pour la première fois en pouvant vérifier de manière permanente à minimiser les écarts de réflexion qui peuvent exister entre différentes communautés en différents lieux du monde. Quand on voyage, je crois qu’effectivement, on se rend compte que les mêmes questions sont posées parfois dans des termes un peu différents et que les dialogues sont aujourd'hui beaucoup plus approfondis parce qu'ils peuvent être mieux préparés. L'échange pouvant se poursuivre et pouvant commencer aussi avant les rencontres.
Voilà une raison du passé, une raison de l'avenir.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci Monsieur Wormser.

On sent bien à travers nos échanges que nos raisons d'espérer sont tout sauf une façon de récuser la lucidité sur l'état du monde et même qu’à certains égards, la conscience du tragique est un élément moteur des raisons qui nous conduisent à choisir au contraire la voie d'une humanité qui est capable de grandir plutôt que de s'autodétruire.

Une intervenante.- En fait, j’aurais envie de dire beaucoup de choses,

mais en tout cas deux plus particulières.
D'abord, la raison d'espérer est la possibilité de pouvoir échanger avec tout le monde, de pouvoir se ressourcer aussi. En même temps, j’ai envie de poser la question : pour les personnes qui vivent vraiment dans la souffrance, qui n'ont pas l'accès à tous les droits, qui n'ont pas de logement, pas d'emploi, dont les enfants n'arrivent pas à avoir tous les moyens, quand elles ne peuvent pas les aider dans leur parcours scolaire, etc. qu'elles peuvent être pour elles leurs deux raisons d'espérer ? Je me pose franchement des questions. C'est une chose.
Sinon, par rapport à l'intervention sur la mixité qu’il pouvait y avoir dans la salle, qui n'était peut être pas très représentative de la mixité que l'on voit dans les quartiers, je voudrais simplement dire que cela ne s'affiche pas forcément sur les visages. Personnellement, je suis Française d'origine algérienne, j’ai grandi dans un quartier et ce n’est pas affiché. Je pense qu’il y a d'autres personnes qui doivent être dans ce cas. On pourrait effectivement avoir envie que plus de jeunes soient dans la salle, mais il serait intéressant de voir comment ce travail peut se démultiplier dans les quartiers ensuite. J'ai des raisons d'espérer que ce travail puisse se faire.
En tout cas, ce qui est certain, je regarde rapidement la salle, mais je crois que nous sommes à peu près à parité. Beaucoup de femmes sont présentes. L’une de mes raisons d'espérer est que les femmes soient encore plus présentes et actives dans les lieux où l'on peut faire avancer les choses et non pas uniquement dans le quotidien.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Je donne encore la parole à une personne, en l’occurrence Laurent… (?). Je demanderai ensuite à nos passeurs de réagir à un certain nombre d’éléments et je redonnerai la parole à la salle.

Un intervenant.- Deux choses par rapport à ces raisons d'espérer.

Personnellement, je suis donc plus particulièrement impliqué dans le cadre de l'économie du développement solidaire sur le plan associatif. En regardant un peu et en étant en lien avec des associations ou des démarches dans plusieurs territoires, j'ai envie de répéter ce que certains constatent déjà. J'ai envie de parler de cet appétit démocratique qui se développe, qui fait que beaucoup de personnes ont envie d'être impliquées, de ne pas se laisser faire, de dire leurs mots, d'être partie prenante que ce soit sur des choses qui les concernent très localement ou voire, plus largement. Je pense que c'est quelque chose dont nous avons un peu vu l'expression sur des questions très globales au moment du débat sur la constitution européenne. Parce qu’il y a vraiment eu un débat citoyen très large qui a pris peut être le complément ou le pendant d'un débat peut être formel ou institutionnel qui, lui, ne l'était peut être pas autant. C'est donc une première raison d'espérer devant la complexité dans laquelle nous sommes.
La deuxième, par rapport aux domaines qui ont été évoqués ici que l’on réfère un peu à l'univers de l'économie solidaire, est de se dire qu’il y a quand même beaucoup de personnes qui, à travers des réalisations très concrètes, trouvent d'autres manières d'échanger que ce soit par d’autres formes que celles uniquement monétaires, que ce soit par les échanges mutuels, par la mutualisation des savoirs, par l'échange, par le don, par la convivialité. Je constate qu'il y a énormément de réalisations qui mobilisent des échanges, des rencontres localement et qui ouvrent un autre espace. La difficulté peut être est que pour l'instant, cela ne se retraduit pas beaucoup dans ce qui transparaît de façon très institutionnelle.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci.

Je sens une appétence très forte à intervenir, je donne alors encore la parole.

Un intervenant (Intervention partiellement audible.).

Je suis impliqué dans le champ du handicap. J’ai beaucoup de raisons d’espérer quand on connaît les évolutions techniques, médicales et autres, mais je m’interroge quand même sur l’évolution des autres… (?), et notamment chez nous en France, quand on voit la difficulté de considérer comme égale une personne handicapée, malade ou trop âgée. Là, il y a une question fondamentale pour notre humanité.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci beaucoup de votre témoignage.

Christiane Taubira, nous évoquions l'appétit démocratique et je pensais à ce que vous disiez à propos de la culture de l'agora. Comme vous disiez tout à l'heure que vous aviez bien d'autres raisons d'espérer que les deux que vous nous avez déjà communiquées, j'ai envie de vous redonner la parole parce que de ce fait, vous nous avez mis en appétit.

Mme Christiane TAUBIRA.- Je vous remercie.

Je ne sais pas depuis combien de temps, nous sommes ensemble, mais cela me paraît très peu de temps tellement cela a été riche. Je dois dire que la salle elle même, en tout cas, vous, les personnes constituant l'assistance, vous êtes une raison d'espérer parce que votre présence déjà est une raison d'espérer compte tenu de la nature de la manifestation. Je suppose qu’on vous l’a expliqué comme à moi, c’est à dire qu’avec les Dialogues en Humanité, nous allons voir comment on peut non pas affirmer des choses, mais poser des questions, s'interroger. Autrement dit, vous êtes venus en sachant que personne n'allait vous délivrer ni des recettes, ni surtout des postulats et pourtant, vous êtes massivement mobilisés. Vous êtes venus comme je le disais ce matin en sachant très clairement la règle du jeu, c'est que vous étiez appelés à donner plus encore qu'à recevoir. Vous êtes là nombreux et en vous entendant ce matin et cet après midi, je me rends compte qu’effectivement, vous avez plus à donner encore qu'à recevoir. Pour une personne comme moi qui sais à quel point on peut compter sur l'énergie, sur la créativité de ceux qui ne sont pas dans les instances de décision justement, de ceux qui n'ont pas constamment la parole, c'est une très forte raison d'espérer.
Tout à l'heure, je vous disais : s'il vous plaît, ne laissez pas gaspiller ce que représente la France dans le monde. Ce n'est pas une parole de courtoisie à votre égard. Sincèrement. J'ai beaucoup voyagé et je connais la puissance libératrice de l'espérance. Je sais à quel point lorsque les personnes ont des raisons de croire, d'espérer, de savoir qu'elles peuvent changer les choses, je sais à quel point elles deviennent ingénieuses, à quel point elles deviennent inépuisables, à quel point elles deviennent humaines et fraternelles. L'espérance est quelque chose d'absolument extraordinaire.
Je vais vous dire très rapidement comment j'ai vécu mon premier séjour en Afrique du Sud. C’était juste après l'abolition de l’Apartheid. J’étais là en tant qu'observateur international pour les premières élections multiraciales en Afrique du Sud. Dans des villages reculés, on m’a parlé de Victor Hugo et d'Émile Zola. C’est extraordinaire.
Il y a de nombreuses langues qui sont aujourd’hui reconnues dans la Constitution depuis 1996. Il y a l'anglais, l’afrikaans et 11 langues nationales, disons, également reconnues comme langues officielles, mais dans ce pays où normalement, le français n'a pas une place particulière, on m'a parlé de Victor Hugo et d'Émile Zola. Évidemment, j'étais députée, donc j'étais là au nom du Parlement français et on m'en parle comme à une députée française. J'ai trouvé qu'il y avait là une ambivalence et en même temps, une espèce de démarche naturelle vers l'universel. L'universel au sens de ce patrimoine qui nous appartient à tous quelle que soit la communauté humaine qui façonne, qui modèle, qui sculpte une grande valeur humaine, quelle que soit cette communauté humaine, cette valeur nous appartient à tous.
Dans cet échange là, j'étais évidemment complètement déconcertée en même temps éblouie, en même temps très attendrie, très émue. Dans le fin fond de l'Afrique du Sud, on me parle de Victor Hugo et d'Émile Zola. C’est pour cela que je veux vous dire simplement : ne laissez pas gaspiller cela quels que soient les défauts de la nation française à certains moments ou de certains Français à certains moments. L'image de la France, ce que la France porte d'espoir en elle dans l’imaginaire universel, c’est extrêmement précieux et cela vous dépasse. À ce titre, la France en tant qu'image stimulante pour l'humanité entière n'appartient pas qu'aux Français, mais il vous revient la responsabilité de veiller à ce que cette image ne soit pas écornée. C’est pour cela que je vous le dis avec peut être un peu de… Ce n'est pas de l'arrogance, mais une tranquillité, une certitude très tranquille, je vous dis que vous avez perdu le droit d'être égoïstes, d'être intolérants, vous avez perdu le droit d'être mesquins, vous avez tout simplement le devoir de faire en sorte que la France demeure un étendard d'espoir pour des personnes qui sont dans le dénuement dans le monde et qui ont besoin de cet imaginaire là, de pouvoir s'accrocher à un pays qui est partiellement mythique, mais qui a fourni tellement de références de son humanisme, de sa capacité à entendre l'autre, à rencontrer l'autre. Même s'il lui est arrivé de démolir l'autre, il a fourni plus que cela. Au delà de cette démolition pratique qu'il a réalisée, qu’il a effectuée, il a donné plus que cela : cette aptitude à entendre l’autre, à ne pas accepter, à se relever d'un bond par moments, à être dans la fronde, à protester et à protester avec une immense générosité. Vous n'avez donc pas le droit de laisser écorner cette image, mais le devoir de veiller à ce que ceux qui parlent en votre nom, ceux qui représentent la France soient à la hauteur de cette image de la France. C'est tout simplement une nécessité de survie pour d'immenses communautés humaines dans le monde.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Merci infiniment.

Monsieur Malik, j'imagine que ces propos raisonnent fortement aussi pour vous ?

M. Abd AL MALIK.- Oui, totalement.

J'ai envie de dire qu’après les événements qui se sont produits en banlieue, toutes les émeutes… J'étais dans mon quartier… Je suis d'un quartier à Strasbourg, le Neuhof, où il y a aussi malheureusement eu des jeunes qui ont brûlé des voitures, etc.
Nous avons eu une discussion entre nous, entre jeunes dans un coin de rue comme nous en avons souvent, et nous nous disions qu'en fait, nous avons besoin de… Nous, nous nous sentons Français, nous sommes Français, mais nous avons besoin de le sentir aussi dans le regard des autres. Nous avons besoin de le sentir au quotidien, nous avons besoin d'avoir les mêmes chances que tout le monde, nous avons besoin de modèles positifs parce que chacun d'entre nous ici présents s'est construit sur un modèle, s'est construit parce qu'untel a choisi cette voie plutôt que telle autre parce qu’il a vu telle personne qui lui ressemblait et qui était arrivée quelque part où lui a envie d'aller.
Nous aujourd’hui, lorsque nous allumons la télévision, nous ne voyons pas de personnes qui nous ressemblent.
Lorsque nous regardons le monde politique, nous ne voyons pas de personnes qui nous ressemblent.
Lorsque nous allons chercher du travail parce que nous avons tel nom, telle couleur de peau ou tout simplement, même si nous sommes bien blancs, nous sommes victimes de discriminations sociales parce que nous venons de tel quartier.
En fait, nous avons juste besoin d’être reconnus dans le regard de l'autre et je pense que c'est important.
C'est important de comprendre qu'évidemment, il existe des différences, mais ces différences ne sont pas des fossés. Au contraire, ces différences constituent la diversité, c’est ce qui permet justement de montrer que nous sommes multiples et qu'ensemble, nous pouvons vraiment avancer. Comme je vois quand même qu’ici il y a une majorité d’aînés par rapport à moi, j'ai quand même envie de dire qu'il ne faut pas avoir peur. Il ne faut pas se dire que nous donner la possibilité d’évoluer, c'est rompre avec notre tradition, avec ce que nous avons été. Au contraire, c'est donner la possibilité justement de continuer à évoluer et d'accepter son histoire et de pacifier tout ce qui a pu se passer derrière, mais surtout de planter une graine et de permettre de construire quelque chose pour demain et de dire que finalement, ce flambeau (nous parlions de flambeau tout à l'heure), que quelqu'un comme moi si différent d'apparence peut le porter aussi. Souvent, je dis que je suis Alsacien et cela ferait rire. Cela fait rire parce que je dis que je suis Alsacien et que cela se voit.
(Rires.)

Vous savez, j'ai grandi en Alsace et j'aime l'Alsace, j'aime mon pays et ceci, j'aime à le dire.
J'ai envie de dire vraiment : n'ayons plus peur. Vraiment, et c'est important. C’est ce que j'avais envie de dire.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Quelque chose me dit que

ce genre de propos aurait été nécessaire à l'Assemblée Nationale voici quelque temps.
(Rires.)

Madame Lepage, puisque M. Malik parle des acteurs politiques, vous en êtes, comment ressentez vous à la fois ce qui vient d'être dit et par rapport à ce qui a été exprimé par les uns et par les autres dans cette salle ou par rapport à d'autres raisons d'espérer que vous n'avez pas eu encore le temps d’exprimer ? Pouvez vous nous en faire part ?

Mme Corinne LEPAGE.- Je crois que je rejoindrais

ce que disait Christiane Taubira tout à l'heure, à savoir que la première raison d'espérer est effectivement la qualité de cette manifestation.
D’abord, la qualité de votre silence dans l’écoute des uns et des autres. Cela rejoint effectivement l’échange que nous avions avec Patrick Viveret tout à l’heure. Je suis quand même très frappée de voir que depuis quelque temps, il y a un véritable effort pour écouter l'autre. Parce que je pense que nous sommes arrivés à une prise de conscience de la gravité de la situation d'une part et de l'obligation de se remettre en cause soit même. Parce que l'on se rend bien compte qu'on est en face d'un échec à un certain nombre d’égards et que quand il y a un échec, il y a responsabilité collective. Ce n'est pas la faute de l'un ou la faute de l'autre, c'est une responsabilité collective. Par conséquent, cela implique une remise en cause de chacun. Précisément, l'une des raisons d'espérer est cette capacité de remise en cause qui commence par l’obligation de faire abstraction de sa propre émotivité, affectivité, réactivité par rapport à l'autre pour l'écouter. À ce moment là, effectivement, on change le regard de l'autre. À partir du moment où l'on change de regard sur l'autre, on peut se comprendre, on peut se changer soi même, on peut changer aussi la manière de penser de l'autre et on peut trouver une solution. Je crois que c'est quelque chose de très important.
La deuxième raison d'espérer est, je dirais, que quelque part, le cumul et la gravité des crises et des enjeux auxquels nous sommes confrontés rendent d'autant plus difficile et d'autant plus excitante quelque part l'obligation de réussir. L'espérance que nous avons précisément est celle d'avoir cette capacité. Plus les choses sont difficiles quelque part, plus il faut se dépasser et plus on a envie de s'investir pour y parvenir.
Cela permet donc de faire abstraction de toute une série de réactions mesquines pour employer le mot utilisé tout à l'heure, de réactions égoïstes, d'immédiateté parce que précisément l'enjeu nous dépasse et que nous avons à la fois la malchance et la chance et puis l'immense responsabilité d'appartenir à une génération clef parce que c'est vrai qu'il y a énormément de choses qui vont se décider dans très peu d'années, dans un tout petit nombre d'années. Parce que les grands changements, c'est tout de suite, maintenant, qu'il faut les faire. Que ce soit sur le plan social, que ce soit sur le plan environnemental, nous avons peu de temps pour réagir avec efficacité. Je dirais que cela rend effectivement l'enjeu, l'investissement, la volonté d'en sortir d'autant plus importants.
Puis, je dirais que la dernière source d’espérance, c'est la société civile, ce sont les minorités diverses et variées, parfois les majorités quand il s'agit des femmes, majorités en nombre, qui sont capables probablement de faire bouger le plus les décideurs politiques parce que finalement, c'est aujourd'hui eux à bien des égards qui sont devenus des blocages.
De plus, je pense que des manifestations comme celle ci, que la réappropriation du politique et de la démocratie par les citoyens telle qu'elle s'est passée au niveau du référendum… Même si je faisais partie de ceux qui auraient souhaité un "oui" à l'Europe, je comprends parfaitement le mécanisme démocratique qui a conduit au "non" précisément. Je crois que tout cela est extrêmement porteur de sens et porteur d'espérance parce qu’il faut revenir au fondement même de la démocratie. La démocratie, c'est le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple. C'est précisément à cela qu'il faut revenir et puisque nous avons tous plus ou moins la conscience que la gouvernance telle qu'elle est organisée aujourd'hui n'est plus le gouvernement du peuple pour le peuple par le peuple à certains égards, cette réappropriation du politique, cette réappropriation de notre volonté de construire notre avenir commun, je crois que c'est la principale source d'espérance pour tous ceux qui sont convaincus que la démocratie est un formidable régime et finalement, la plus grande des utopies, mais une utopie réaliste et sans cesse renouvelée et recommencée.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Ce que vous dites sur cette réappropriation

politique me fait penser à ce que l'on dit souvent dans les forums sociaux mondiaux.
Lors de la prochaine table ronde, Chico Whitaker, qui est l'un des principaux initiateurs de ces Forums Sociaux Mondiaux, interviendra, mais on dit souvent que ce n'est pas simplement l'émergence d'une société civile internationale qui est apparue, c'est une société civique. C'est à dire qui s'approprie pleinement la question des enjeux politiques, mais simplement, qui le fait en essayant d'inventer un autre rapport au pouvoir qui ne soit pas un pouvoir de captation ou de domination, mais qui soit au contraire un pouvoir de création et de coopération. C'est donc bien la question même de la transformation de la nature du politique qui est en cause et ce n'est pas une spécialité de quelques uns, c'est vraiment un mouvement collectif démocratique à inventer.
Est ce que par rapport à ce qui a été dit, par exemple Monsieur Calvez, vous souhaitez également réagir ?

M. Jean-Yves CALVEZ.- Une seule chose.

Ce que je voulais souligner en y ajoutant une petite question d’ailleurs, c'est le propos, les propos qui ont été tenus au sujet de l'élargissement de notre conscience dans les périodes récentes. Nous acquérons une conscience planétaire, oui. Des esprits très divers se rencontrent et échangent, oui aussi. Tout à fait.
Pour moi, ces raisons d'espérer sont bien réelles, mais, tout de même, je crois que simultanément, je dirais, nous sommes bien loin du compte et que peut être qu'après des événements comme ceux qui se sont déroulés récemment, ce n'est pas quelque chose qui concerne les banlieues, mais quelque chose qui concerne les banlieues et le reste. Dans quels endroits a t on vu depuis la réalisation d'échanges entre les personnes des beaux quartiers et celles des banlieues ?
Personnellement, je voudrais voir cela aussi : susciter un peu des initiatives pour que cette conscience universelle s'enracine véritablement et qu'elle ne repose pas trop sur le superficiel de nos voyages et de nos livres d'images.
Merci.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Chris Laroche souhaitait aussi intervenir

par rapport à une question qui a été posée tout à l'heure.

Mme Chris LAROCHE.- Ce n'était pas une question,

mais une réponse à ce que j’avais dit.
Je voudrais vous répondre à vous, Madame, qui disiez que vous étiez d'origine algérienne.
Vous aviez tout à fait raison de me faire observer que je n'aurais pas dû stigmatiser le public ici présent et le renvoyer à sa couleur de peau dominante.
Nous avons actuellement sur le territoire de notre pays, dans notre société de très grandes inégalités qui sont liées évidemment à l'habitat, aux réalités de l'urbanisme, des formations sociales, du développement socio-économique des quartiers, etc. Quand je suis arrivée à Vaulx en Velin, j'ai été frappée d'abord de me découvrir un œil raciste. Quand je me suis trouvée pour la première fois pour des raisons propres à mon parcours personnel au milieu d'un très grand nombre d'élèves d'origines africaines ou asiatiques, j'ai découvert que mon éducation, mon histoire, ma formation me gênaient dans la reconnaissance de leur identité. Mon œil n'avait pas été habitué à saisir toute la différence entre des physionomies de jeunes à la peau noire et vice versa, m’expliquaient ils d’ailleurs. J'ai vécu très fortement ces choses là, c'est à dire ce qui nous "géthoise" souvent, nous isole dans nos ensembles, dans nos origines respectives.
Je vous rassure, j’ai été très rapidement formée, rééduquée, reformatée. Depuis six ans que j'y vis et que j'y travaille, j'ai appris à baigner, à faire partie d'une population qui représente au moins une quarantaine d'origines. Le monde entier y est présent. C'est pour cela que je suis si sensible au terme de métissage parce que je n'y vois pas… Certes, des personnes y vivent en communauté, mais elles n'y construisent pas du communautarisme. Elles y vivent ensemble dans une manière, dans une façon d'être et de se rencontrer qui ne met pas de cloisons étanches entre toutes ces communautés.
C'est pour cela que j'ai retrouvé avec plaisir dans ce que disait M. Malik la complexité des identités de la construction identitaire des jeunes qui vivent et qui étudient dans les collèges et les lycées que je connais. C'est à dire qu’il y a l'apparence de toutes les nuances de leur couleur de peau, il y a la multiplicité de leurs pratiques religieuses, de leurs croyances, de leurs origines familiales et ethniques. Tout cela se croise dans un métissage qui est peut être dans ces territoires plus dense, plus compliqué et plus riche qu'ailleurs.
C'est vrai, vous parliez des échanges avec les jeunes de population de quartiers plus favorisés, il me semble effectivement qu'il y a certainement plus d’homogénéité dans le public d’élèves de tel ou tel lycée de centre ville que dans les établissements que je fréquente, que je connais. Cependant, encore une fois, j'y vois vraiment de l'espoir et une raison d'espérer parce que ce que j'observe, c'est que contrairement à ce qui est souvent vu de l'extérieur, c'est à dire des différences et des castes qui enferment les personnes, je vois personnellement beaucoup de complexité et de mélanges et de constructions identitaires multiples. Quand j'ai entendu l'un de nos premiers élèves admis à Sciences Po expliquer combien il était… Il avait le même discours que vous, Monsieur Malik, c'est à dire : "je suis fier, je suis citoyen français à part entière, je suis fier de mon identité tunisienne, de l'histoire du pays d’origine de mes parents…", etc. et d’y ajouter toute une série de descriptions de son vécu. C'est très émouvant parce que la France qui se tisse là, qui se construit, c’est vraiment notre espoir.
Maintenant, dans votre intervention, il y avait aussi le malheur de ceux qui sont dans la plus grande souffrance en ce moment et cette précarité là, il ne faut pas l'oublier parce que personnellement, je ne sais pas comment imaginer des raisons d'espérer dans ce que je vois d'épouvante, de misère. Ce sont des réalités. Il y a la France d’Outreau, la France des RMIstes, la France des orphelins et dans des territoires comme Vaulx en Velin, il y a effectivement énormément de laissés pour compte, d’oubliés, de personnes qui souffrent énormément. Tout ce que l'on essaye de faire collectivement autour d’eux pour qu’ils aient éventuellement tout de même des raisons d’espérer, c'est beaucoup de travail associatif, beaucoup de présence des institutions et en particulier de l'école d'abord, beaucoup d'interventions, le plus possible, d'adultes qui soient non pas dans la compassion, dans le fusionnel, mais dans la force, dans la confiance et pour ce qui est de nous dans l’école, dans l'exigence.
Ceci dit, je vois tous les jours des personnes dont je me demande bien quelles peuvent être leurs raisons d'espérer.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Comme il est important de prendre

un petit temps de pause entre les deux moments de table ronde, je demanderais juste à M. Klein et à M. Brachet de nous dire encore quelques mots s'ils le souhaitent et nous terminerons cette première table ronde de l'après midi.

M. Théo KLEIN.- En fait, je n'ai pas grand chose à ajouter

sauf à reconnaître quelque chose qui m'a beaucoup frappé, c'est que nous avons beau parler, nous avons beau dire notre espérance, à la question qui a été posée tout à l'heure par cette dame, cette jolie dame au fond de la salle nous parlant de ceux qui n'ont ni logement, ni moyens de vivre, nous n'avons en l'état aucune réponse et que c'est peut être un problème qu'il faut forcer nos autorisés à mettre à l'ordre du jour avec une priorité absolue. En effet, je pense que nous ne pouvons pas avoir, à titre personnel, l'espérance d'une vie normale en sachant qu'il y a des personnes qui meurent de froid dans leur voiture.
Je crois qu'il y a là quelque chose, une intervention qui, à mes yeux, a été extrêmement importante.
La deuxième chose que je pourrais ajouter, c'est qu'il ne faut pas oublier qu'il y a dans la discrimination essentiellement de la bêtise et je voudrais l'illustrer par un souvenir personnel.
(Applaudissements.)

Je voudrais l'illustrer par le souvenir suivant : je me trouvais au mois de juillet 1940 à Vichy en face du bâtiment d’où sortaient les députés et les sénateurs qui préparaient leurs délibérations qui ont si malheureusement abouti à ce que vous savez, le Maréchal Pétain et l'État français.
J'étais là avec des personnes sur le trottoir lorsque sort un petit monsieur, chapeau enfoncé sur la tête, une petite barbiche noire et les personnes commencent à crier "salopard, mort aux Juifs". Il est suivi par un officier de la marine en uniforme et les personnes criant "bravo, vive la France". Le premier avait été le ministre de l’intérieur du gouvernement au 6 février 1934. Je peux assurer qu'en remontant 20 générations et plus, il n'y avait pas un Juif à l’ombre, mais le second s'appelait Jules Moch et lui, il était juif de père et de mère.
Pour vous dire que ce souvenir là m’a persuadé (c'était utile à cette époque là) qu'il y avait au fond de l'antisémitisme, j’allais dire un gros mot, je vais le dire, une "connerie" absolument insurmontable en tant que telle, mais contre laquelle il faut tout de même essayer de lutter.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Allez y.

Une intervenante.- Bonjour. Pour répondre à la dame :

concernant les personnes qui sont en difficulté, comment vont elles s’en relever ?
Elles ont deux solutions : laisser aller jusqu'au bout, être une victime, ou agir, être acteur, se relever surtout pour donner une meilleure image à leurs enfants.

M. Patrick VIVERET.- Merci.

(Applaudissements.)

Une intervenante.- Bonjour, je m’appelle Fatima,

je suis Française d'origine algérienne, je suis très contente d'être ici et je peux vous dire que je ne comprends pas cette amnésie.
J'entends par ci et par là que l’on ne dit plus "noir", que l’on ne dit plus "arabe", mais des "Français" et je suis très contente parce que personnellement, mon père est arrivé en France à 14 ans et il en a 64 aujourd'hui. Moi, on me demande de m'intégrer, puis je vous demander à qui je dois m'intégrer ? Pourquoi ce ne sont pas les autres aussi qui s'intègrent à moi ?
Je parle la langue française, j'ai fait mes études en France, je suis juriste de formation, je travaille, j'ai donné deux enfants à cette nation et on me demande encore aujourd'hui de m'intégrer.
Je vous pose la question, qui doit s'intégrer à qui ?
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Excellente question.

Monsieur Brachet, avez vous une idée de la réponse ?

M. Olivier BRACHET.- Je n'ai pas prévu de répondre.

Évidemment, comme on nous a demandé des raisons d'espérer, nous sommes suspects de ne pas avoir été malheureux à l’occasion de cet entretien. Je serais donc évidemment tenté de rappeler que nous avons des occasions de l’être et de voir tout ce qui ne marche pas. Bien des choses ont été évoquées au cours de ces discussions, mais nous étions là dans un exercice particulier qui consistait à trouver ce qui allait bien, alors que nous avions tous envie de dire ce qui allait mal. Par conséquent, je ne vais pas faire la liste de la deuxième partie maintenant parce que cela risque de nous occuper jusqu’à 20 heures.
Je voudrais simplement revenir sur une chose qui me paraît tout à fait essentielle et qu’a dite Corinne Lepage en partant parce que cela nous concerne tous. C'est sur les enjeux démocratiques.
Ce n'est pas rien et c'est exceptionnel d'avoir fait entrer la Pologne démocratique, de voir la Pologne qui fournissait des réfugiés à Lyon voici quelques mois. Les Hongrois arrivaient encore en 1988 à Lyon. Concernant les Roumains, nous leur avons donné le statut de réfugiés jusqu'en 1995. Ils entrent dans l'Europe et vont circuler librement en 2012.
Le débat sur la Turquie n'est pas exaspérant, mais passionnant. Il faut s'en saisir comme d'un débat passionnant. Par conséquent, que voulons nous ? Il y a des opinions diverses, c'est énorme.
Le Caucase, la Géorgie ne rêvent que d'entrer dans l'Europe et l'Ukraine aussi. Le Maghreb se pose des questions et nous lui posons des questions. Les Indiens ont fait voter 400 millions de personnes. Ce n'est pas facile à organiser un vote à 400 millions de personnes.
Quelle sera la forme que le développement chinois va donner à sa construction politique dans l'avenir ? Comment vont se passer les élections au Congo l'année prochaine ?
Voilà ce que je veux dire, c’est que cette marche vers la démocratie qui est la règle nécessaire et définitive, nécessaire et définitive, est donc une règle tragique puisqu'elle s'impose définitivement comme un modèle que l'on doit mettre en œuvre pour respecter l'égalité des personnes entre elles.
Après tout, s'il y a mieux que l'égalité des personnes entre elles, je ne sais pas, mais il n'y a que cela comme projet et qu'un régime pour y arriver, c'est la démocratie.
Concernant les Espagnols qui ne l'ont connue que tardivement, après l’explosion à la gare de Madrid, ils ont été votés à côté de chez nous. Ils nous ont rappelé que la démocratie c'était l'essentiel, c'est précieux, c'est fragile, cela vacille en cinq minutes et il faut la construire à l'échelle de la planète.
(Applaudissements.)

M. Patrick VIVERET.- Comme Monsieur Brachet vient de dire

d'excellents mots conclusifs de ce débat, je n'ajoute rien. Vous prenez un petit temps de pause et ensuite, nous écouterons les témoignages de vie animés par Max Armanet.
Merci beaucoup à vous toutes et à vous tous.

(La séance, suspendue à 16 heures 22, est reprise à 16 heures 50.)

M. Max ARMANET.- Voici la dernière partie de cette journée

de Dialogues en Humanité qui va se terminer par des témoignages de vies.
Ce matin, l'un des points de départ de ces rencontres Dialogues en Humanité "des raisons d'espérer ?", qui coïncident avec la Fête des Lumières de Lyon, était de partir de cet exemple. Les raisons d'espérer, c'est dans la nuit, l'espérance que le soleil reviendra. La Fête des Lumières, c'est finalement l'idée de ne pas se résigner, de résister, de faire que dans la nuit, l'action de chacun allumant une bougie, la somme des bougies arrive à illuminer une ville. Je pense donc que c’est une bonne métaphore du fil conducteur de ces journées aujourd'hui.
Le temps que nous allons partager maintenant c'est avec des témoins qui ont des expériences de vie. Des expériences de vie où à un moment, il fallait justement trouver des raisons d'espérer alors que c'était la nuit et chacun, à des moments différents, a allumé une bougie. Cette bougie n'a pas seulement servi à éclairer leur vie, leur destin, leurs raisons d'espérer, mais cette lumière donne à d'autres des raisons d'espérer.
C'est important. Les raisons d'espérer ne sont pas quelque chose que l'on doit garder pour soi, mais ce sont des choses que l'on doit partager parce que l’un des fils conducteurs de cette journée, c'est cette idée d'universel.
La Vie qui participe à cette édition des Dialogues en Humanité est née voici 60 ans en 1945, la guerre n'était pas terminée. Il est vrai que ce journal est né de l'engagement de certains qui dans la nuit du totalitarisme nazi avaient allumé la bougie de la Résistance et trouvé des raisons d'espérer.
C'est un petit peu cette date qui va me faire tout de suite donner la parole à M. Morin puisqu’en 1942, 1943, il était dans cette nuit de la barbarie nazie qui avait recouvert l'Europe. Il était ici à Lyon et il a commencé à espérer.
Comment, dans cette nuit là, as tu trouvé des raisons d'espérer, d'animer et de construire ton combat ?

M. Edgar MORIN.- Merci.

Je voudrais partir de l'idée du probable et de l'improbable.
Qu'est ce qui est probable ? Ce qui est probable, c'est que pour un observateur qui se trouve en un lieu donné à un temps donné, qui dispose des bonnes informations, c'est ce qui lui semble le plus propre à devenir dans le futur en fonction des informations qu’il a. Il faut donc dire que pratiquement jusqu'à la fin de 1941, la probabilité était un empire nazi sur l'Europe. Un empire durable.
Pourquoi ? Parce qu’Hitler n'avait connu aucune défaite, il avait occupé pratiquement l'Europe. Ces armées avaient déferlé en Union Soviétique et étaient arrivées aux portes de Leningrad, du Caucase et de Moscou. Des armées soviétiques entières avaient été prisonnières, bousculées, l'aviation détruite. La probabilité était donc cette victoire.
Or, en très peu de temps, le probable va devenir l'improbable. Comment cela se fait il ?
Il se trouve qu'en septembre, octobre 1941, l'armée allemande qui était arrivée aux portes de Moscou s’y trouve immobilisée par l'arrivée d'un hiver beaucoup plus précoce et rigoureux que prévu, elle se trouve pratiquement congelée alors qu'elle est déjà là aux stations de bus et de métro de Moscou et que le gouvernement soviétique lui même est parti de l'autre côté de l'Oural.
Il faut savoir que cet événement là est lié premièrement au fait qu'Hitler a déclenché son offensive au mois de juin au lieu du mois de mai, ce qu'il avait prévu. Pourquoi a t il retardé d'un mois ?
C'est parce que quand il a voulu passer par la Yougoslavie à laquelle un pacte de collaboration le liait pour aller secourir Mussolini, son ami dictateur italien qui se trouvait embourbé en Grèce, il y a eu un putsch à Belgrade et les Serbes qui, à l'époque, dominaient la Yougoslavie, ont refusé le passage. L'armée nazie a donc perdu un mois à liquider cette résistance serbe.
Ainsi, premier facteur, pour moi, inattendu : la précocité de l’hiver.
Deuxième facteur : le retard de l'offensive allemande.
Troisième élément qui a joué : il y a une armée soviétique en Extrême Orient parce qu’ils craignent l'invasion du Japon. Or, l'espion de Staline au Japon, qui s’appelle Sorge, le prévient que le Japon ne va pas attaquer la Sibérie parce que ses plans sont d'attaquer la puissance américaine dans le Pacifique.
Ainsi, en fonction de cette information, Staline amène ses troupes fraîches d'Extrême Orient sur le front de Moscou. Il confie le commandement de l'armée soviétique sur ce front là au Général Joukov et celui ci déclenche, au début du mois de décembre 1941, la contre offensive qui va repousser les armées allemandes de 200 kilomètres, c'est à dire la première défaite d'Hitler.
Là, c’est le 6 décembre. Or, à un jour près, le 7 décembre, le Japon attaque Pearl Harbor et fait entrer l'Amérique dans la guerre. En deux jours, la probabilité d'une victoire nazie se trouve fortement entamée et la probabilité d'une victoire alliée commence à se faire sentir.
Je dois dire que c'est cet événement là, cette résistance de Moscou qui m'a donné l'espoir et c'est à partir de là que je me suis engagé dans la Résistance. Pour moi, souvent bien sûr, des événements imprévus néfastes peuvent arriver et malheureusement, risquent d'arriver, mais j'ai vécu aussi l'arrivée d'événements improbables positifs. Par exemple, l'implosion de l’Union Soviétique. Certains observateurs avaient dit : "oui, cela ne va pas durer", mais la plupart pensaient qu'il y aurait une durée presque indéfinie à cet énorme empire. Implosion brutale et la configuration du monde change.
Voici donc mon premier facteur d'espérance et d’ailleurs, je place mon espoir dans l'improbable.
Le deuxième élément d'espérance, c'est que je suis convaincu depuis longtemps que nous sommes dans la préhistoire de l'esprit humain. Einstein, à sa façon, disait que 15 % seulement des possibilités du cerveau humain sont utilisés. Personnellement, je crois que nous sommes encore dans une époque très barbare de l'esprit et que nous sommes dans ce que j'ai appelé "l'âge de fer planétaire", c’est à dire que nous sommes entrés dans une époque planétaire, mais aussi de la façon la plus barbare.
Cette considération qui peut sembler pessimiste a son aspect d'espérance. Pourquoi ? Parce que si l’on est dans la préhistoire, c'est que l'on peut avancer. Puisqu'il y a de telles possibilités, elles peuvent peut être se réaliser. Bref, là aussi, il y a un élément d'espérance.
Un troisième élément est issu, je dirais, de ce que peut signifier une crise. J'avais fait une étude voici 30 ans pour une crisologie, c’est à dire pour savoir ce que signifie le mot "crise". Je ne ferai pas le résumé de mon propos, mais je dirais simplement qu'à l'occasion d'une crise, se manifestent évidemment des possibilités régressives, c'est à dire une marche arrière dans la société, la perte d'une complexité, la perte d'une conquête spirituelle, mais une crise peut stimuler l'invention, l'imagination, l’élucidation. Autrement dit, la crise porte en elle des possibilités d'espérance.
Quand on voit cette crise que nous vivons dans la société française, qui s'est manifestée avec l'épisode des banlieues qui comporte beaucoup d'aspects négatifs et très critiques sur notre société, on peut voir aussi qu'il y a d'autres aspects : prise de conscience…
Benjamin Stora a écrit un article disant : "voici de très nombreux adolescents qui entrent en politique alors qu'ils vivaient dans un monde intrapolitique".
Ensuite, concomitant avec ces mouvements de ceux qui sont les descendants des anciens colonisés, d’anciens esclaves, le commencement d'une prise de conscience, à savoir que nous devons nous adapter à la situation pluraliste, pluriethnique, composite, diverse de la France et qu'il faut changer quelque chose dans l'organisation de notre société.
On peut donc voir les côtés négatifs, c’est à dire cette sclérose de la société française, cette incapacité, jusqu'à présent, de trouver des solutions, mais on peut voir aussi les possibilités qui sont ouvertes.
Maintenant, j'en viens à mon quatrième facteur d'espérance, ce que je peux appeler les forces de génération et de régénération. C'est quoi ?
Quelque chose m'avait beaucoup frappé dans l'œuvre du jeune Marx, les Manuscrits philosophico économiques. Il parlait de l'homme générique. "Générique", ce n’est pas du tout qui a des gènes. D’ailleurs, le mot de "gène" n'existait pas à l'époque. C’est qu’il y a en lui des forces de création, d’inventions génératives de régénération, mais ces forces peuvent se trouver inhibées, endormies. Elles peuvent se trouver inhibées et endormies parce que dans une société bureaucratisée, sclérosée, immobilisée, elles ne peuvent pas s’exprimer. Elles ne peuvent s’exprimer que marginalement chez des artistes, chez des inventeurs, chez des découvreurs, chez des poètes, mais elles ne peuvent pas s'exprimer chez la plupart des autres et dans la société.
Pour prendre un exemple biologique, on a découvert assez récemment que nous autres, dans nos organismes, nous avons ce que l'on appelle des cellules souches, c'est à dire des cellules analogues à celles des embryons capables de créer des cellules de tous nos organes : le foie, la rate, l'estomac, le cœur, le cerveau. Cependant, ces cellules sont endormies et l'un des problèmes évidemment aujourd'hui de la recherche, de la médecine est de les réveiller. On a commencé chez certains animaux parce qu’elles peuvent réparer un cœur malade endommagé, elles peuvent réparer beaucoup d'organes.
C’est une analogie. Je veux dire qu'il y a des possibilités régénératrices qui sont endormies en chaque personne, en chaque société et qui peuvent se réveiller. Justement, les crises peuvent être l'occasion d'un tel réveil.
Je ne les connais pas parce que l'espérance est toujours quelque chose, je dirais, d'incertain. Quand il y a une incertitude, on ne peut plus parler d'espérance et l'on peut dire aussi que l'espérance peut croître avec la désespérance.
Prenez, par exemple, la grande crise qui a affecté l'Allemagne dans les années 30, c’est à dire une crise économique plus rude dans ce pays qu'ailleurs avec de plus un sentiment de frustration et d’humiliation nationale issu d'un traité de Versailles qui avait lésé l'Allemagne de beaucoup de territoires allemands. Bref, ce sentiment de crise, dans certaines conditions données, a favorisé un petit parti marginal qui était le parti nazi. Lequel parti nazi a pu, à ce moment là, devenir un parti très important qui a été appelé légalement au pouvoir par le Président de l'époque, le Maréchal Hindenburg, avec les conséquences désastreuses que l'on sait.
Je suis conscient de cela, mais aux Etats-Unis, par exemple, la grande crise a été l'occasion du New Deal, c’est à dire d'un essor de l'économie de la société américaine avec le Président Roosevelt.
Je maintiens donc cette idée de la possibilité des forces génératives.
Mon cinquième facteur d'espérance est que ces forces génératives sont capables de faire des métamorphoses.
Tout d'abord, je veux m'expliquer. Mon idée est celle ci : quand un système ne veut pas traiter ses problèmes vitaux, soit ce système se désintègre, soit il est capable de créer un système plus riche, capable, lui, de traiter ces problèmes vitaux.
Aujourd'hui, le système de la planète terre est incapable de traiter nos problèmes vitaux : la faim dans le monde, la dégradation de la biosphère, la prolifération des armes de mort, la croissante inégalité. Alors, il tend à se désintégrer, à moins qu'il puisse créer, que de cette crise sorte un autre système. Pourquoi y a t il une possibilité ? Je vais me référer à deux exemples.
Le premier exemple, je le prends dans l'origine de la vie. Nous ne savons pas exactement comment cela s'est passé, mais nous pouvons supposer qu'une organisation de molécules très variées et très diverses s'est créée et une organisation que l’on peut appeler "pré biotique" avant l’organisation vivante. A un moment donné, cette organisation strictement physico chimique a été incapable de pouvoir traiter les nouveaux problèmes qui se posaient. Alors, s’est créée une métamorphose organisationnelle, c’est à dire qu’avec les mêmes molécules physico chimiques, la nouvelle organisation vivante a pu traiter les problèmes de sa régénération, de sa réparation, de sa reproduction, etc., c'est à dire que la vie est née. La vie n'est pas née venue d'un fluide supérieur, d’ailleurs du monde. Non, elle est venue d'une poussée où il fallait être plus complexe ou disparaître.
Il y a un deuxième exemple propre à l'histoire humaine. C'est que la planète était recouverte pendant des millénaires par des sociétés archaïques de quelques centaines d'habitants d’avant l'agriculture, avant l'état, avant la ville. En quelques points du globe, c'est à dire au Moyen Orient, dans le bassin de l’Indus, en Chine, puis au Mexique, au Pérou, des concentrations de population, dans des circonstances encore mal élucidées, ont fait qu'un ensemble de ces sociétés se soit métamorphosé en des sociétés d'un type nouveau avec l'agriculture, avec la ville, avec l'état. Bien entendu, tout n'a pas été que positif. Les guerres sont venues, les oppressions sont venues, mais il y a eu une métamorphose et c’est ce qui me fait penser qu’aujourd'hui, nous sommes dans une période où les nations, avec leur pouvoir absolu, sont incapables de traiter ensemble les problèmes vitaux de la planète terre.
Il me semble bien qu'il ne faille pas, évidemment, supprimer les nations, ni supprimer les états, mais les dépasser dans une organisation qui les intègre. Vous savez que le mot "dépasser" dans le langage du philosophe Hegel veut dire "conserver tout en allant au delà". Le problème est de créer quelque chose qui serait une société monde, société monde qui serait d'un type absolument nouveau par rapport aux sociétés existantes. C'est une possibilité improbable de métamorphose.
Ainsi, dans cette idée là où cette possibilité est liée à notre crise, je vois très bien qu’il y a des possibilités de désastres, de catastrophes probables, mais je vois aussi l’improbable.
Encore un mot sur l'improbable avant de conclure. J'ai donné l'exemple de l'Europe de 1940 et 1941, mais il y a un exemple historique absolument extraordinaire qui se passe cinq siècles avant notre ère. C'est une époque où Athènes est une petite cité et où il y a un énorme empire perse qui veut phagocyter, "bouffer" les cités grecques. Il a réussi à le faire avec les cités grecques d’Asie Mineure et il a envahi l’Attique. Disons que c'est la première guerre médique.
Probablement, cette énorme armée aurait dû balayer la petite armée athénienne et spartiate. Or, vous avez au contraire la victoire athénienne de Marathon et la défaite de l'armée perse.
Les perses sont revenus. Ce fut la deuxième guerre médique. Cette fois, ils ont pris Athènes, incendié Athènes, saccagé Athènes. Ils ont gagné ? Non, car la flotte athénienne était dans le golfe de Samothrace où là, un stratège génial, Thémistocle, a réussi à créer un piège pour la flotte perse. Les navires perses ont été détruits les uns après les autres.
Là encore, une improbabilité inouïe a pu triompher, mais le résultat, c'est que quelques dizaines d'années plus tard, il y avait la naissance de la démocratie et la naissance de la philosophie à Athènes, c'est à dire que là aussi, une considération de l'histoire humaine, de l'histoire de la vie peut nous dire : non, évidemment, il n'y a plus d’espoir dans ce que l'on appelait le progrès, c'est à dire le progrès mécanique, le progrès emporté par une sorte de locomotive pour appeler vers un avenir toujours meilleur. Là, nous savons que la locomotive aujourd’hui nous conduit vers l'abîme, mais ce n'est pas parce que le progrès mécanique n'existe plus qu'il n'y a pas de possibilité de progrès. Les possibilités existent, mais tout progrès doit être régénéré.
Par exemple, au XIXème siècle, il n'y avait plus de torture dans les pays d'Europe, ce qui ne les empêchait pas de torturer à l'extérieur, mais dans les pays d'Europe, il n'y avait plus de torture. Or, au XXème siècle, la torture a été pratiquée pratiquement dans tous les pays d'Europe, en Allemagne nazie, en Union Soviétique et même les Français en Algérie. Cela veut donc dire quoi ?
Cela veut dire qu'un progrès doit toujours se régénérer. Je pense que le mot important est "régénérer". Je reviens donc à cette idée de forces génératives.
Tout ceci pour vous dire qu'espoir et désespoir sont d'une certaine façon liés comme mort et vie. Vous savez que c’est le vieil Héraclite qui, six siècles avant notre ère disait : "vivre de mort, mourir de vivre". Vivre de mort, c'est à dire que sans arrêt, nos cellules meurent, elles se dégradent et nous régénérons nos organismes en créant de nouvelles cellules. Ce qui fait que finalement, vivre est une lutte permanente contre la dégradation. Vivre, c'est se régénérer, c'est se rajeunir sans cesse. Vous savez que c'est très fatigant de rajeunir et à la fin, on en "crève". C’est évident, on ne peut pas échapper à cela.
(Rires.)
(Applaudissements.)

Je vous disais : mort/vie, dégénérescence/régénération, régression/progression, fin et commencement. Personnellement, je suis tout à fait persuadé que nous sommes dans la fin de quelque chose et peut être, la fin de l'histoire. Pas dans le sens où l'entendait Fukuyama qui disait que l'on n'a plus rien à inventer, plus rien à créer, que l'on a tout trouvé avec la démocratie et l'économie libérale. Non, je crois d’abord que nous avons beaucoup à inventer et beaucoup à trouver.
Je reviens à cette idée que nous sommes dans la préhistoire de l'esprit humain et peut être de la vie sociale, mais nous sommes à la fin d’une histoire qui signifie six millénaires de guerres et que les guerres sont devenues tellement, de plus en plus mortelles avec les progrès de la technique et finalement, les armes de destruction massive qui peuvent anéantir l'humanité, qu'il faut reconsidérer ces millénaires et se dire qu’il n'y a pas une formule qui soit au delà de l’histoire. Non pas pour rester dans un univers "amobile", il y aura toujours de l'évolution. Même dans les sociétés préhistoriques, il y avait de l'évolution, mais je veux dire : quelque chose qui nous fasse sortir de l'histoire et qui correspondrait aussi à une métamorphose.
Je dirai alors : est ce que cette fin n'est pas aussi un commencement ? Là aussi, il y a deux phrases qui m'ont toujours beaucoup frappé.
D'abord, c'est une formule du poète Stearns Eliot qui disait : "en ma fin est mon commencement".
Puis, une autre phrase du philosophe Heidegger qui dit : "l'origine n'est pas derrière nous, elle est devant nous". Il voulait dire par là, non pas que… Il y a bien sûr une origine de l’humanité derrière nous, mais il y a un nouveau commencement qui est devant nous. Quelque chose d'originaire peut toujours commencer et cette fois, dans le commencement possible, dans le nouveau commencement qui, lui même, est lié sans doute à une régénération de la façon de penser, de la façon de connaître. Parce que pour moi, c’est indispensable. Tant que l'on continue à penser de la façon dont on pense en séparant les choses, en étant incapable de voir le lien entre les unes et les autres, tant qu'il n'y a pas une réforme de la pensée, nous sommes condamnés effectivement au désastre.
Ceci dit, il ne suffira pas qu'il y ait une réforme de la pensée. Elle doit être liée aux autres. Là aussi, il faut donc que quelque chose se termine pour que quelque chose recommence ou plutôt que quelque chose commence pour bien achever ce qui se termine. Parce que l’on a souvent remarqué que nous sommes entre un monde mort et un autre monde impuissant à naître. Là aussi, le mot "naître" est important, le mot "commencement".
Vous savez, toutes les aurores portent de l'espérance et même quand on est dans la nuit, on sait que l'aurore est possible. Voilà mon espérance.
(Applaudissements.)

M. Max ARMANET.- Merci Edgar.

Chico Whitaker, la nuit, cette espérance. L’itinéraire de Chico, vous le connaissez tous.
Brésilien, la dictature, l’exil, le retour au Brésil, la Commission Justice et Paix, l'engagement, Sans Terre et, à un moment où il y a cette espèce de nouveau totalitarisme de la marchandisation de l'homme et de la planète, la volonté de réagir et l'invention du Forum Social Mondial. C'est une bougie que Chico a contribué à allumer. C'est une bougie que portent des millions de personnes, cette espérance que la mondialisation ne soit pas un rouleau compresseur qui broie tout le monde, mais au contraire, quelque chose qui libère.

M. Chico WHITAKER.- Bonjour, à tous et à toutes.

Je crois que je peux vous parler en enclenchant sur ce dont Edgar Morin a parlé. Il a dit le probable et l'improbable.
L'expérience à laquelle je suis très attaché depuis cinq ans commence par une affirmation d’un autre monde possible. Elle ne demande pas si c'est probable ou improbable, elle dit : c’est possible. C'est vraiment l'idée de cette fin et du nouveau commencement.
En réalité, quand je vois le mot, la phrase "des raisons d'espérer"… Vous savez que pour "espérer" en portugais qui est ma langue, la traduction est "esperar". Elle a deux sens et je crois qu’en français aussi. L’un, c’est "espérer" et "espérance". D’ailleurs, vous avez "espérance" et "espoir" et nous n'avons que le mot "espérance".
Puis, l'autre façon d'entendre le mot, c'est "attendre". Je ne sais pas si, en français, "espérer" est également "attendre". Attendre, c'est une attitude fondamentalement passive, c’est à dire que j’attends et peut être que la solution aux problèmes tombe du ciel. Les crises sont là. Les crises du monde moderne vers la fin du siècle avec la fameuse chute du mur de Berlin qui a permis que Fukuyama écrive son livre "la fin de l'histoire". Finalement, sept ou huit ans après la chute du mur de Berlin, cet événement a quand même laissé perplexes tous ceux qui rêvaient déjà avec de bonnes ou mauvaises raisons d'un autre monde, toutes ces personnes, mais, doucement, elles ont retrouvé les cellules de régénération.
Puis, finalement, je crois que c’est la première grande manifestation de cette régénération de la réaction de résister à l'imposition d'un système économique dans le monde avec toute sa logique, avec toutes ses conséquences qui a été la rencontre de Seattle aux Etats Unis où l’Organisation Mondiale du Commerce a essayé de faire, a commencé une nouvelle étape dans laquelle évidemment, la volonté des plus forts était plus imposée encore. Il a eu une réaction, disons, du bas vers le haut, un système réseau, un système de prise de responsabilité des personnes qui a fini par empêcher cette conférence de l'OMC de conclure. C'est la première manifestation qu’il y a eu contre la perplexité dans laquelle tout le monde était à cause de la chute du rêve socialiste.
Peu à peu, ce type de manifestation a commencé à se multiplier et à un moment donné, elles sont arrivées aussi à un blocage. Où mène le blocage ? Simplement à dénoncer, simplement à résister, simplement à dire "non", mais dire "non" et alors quoi à la place ?
C'est à ce moment que l'idée du Forum Social Mondial est née pour dire : nous sommes arrivés à une étape où il faut dire encore quelque chose de plus, il faut dire quoi à la place.
Il a donc été imaginé comme un espace où toutes les personnes qui agissaient déjà pour résister et pour changer le monde pouvaient se rencontrer. D'ailleurs, il y a une quantité énorme de personnes, de mouvements partout dans le monde, à tous les niveaux qui résiste et qui essaie de faire du nouveau face aux différents types de crises, crises mondiales ou crises locales, à différents types de situations, crises éthiques, crises écologiques, à tout cela.
Cependant, il est impressionnant de voir comme les personnes ne se connaissent pas nécessairement, ne savent pas ce que les unes et les autres font. Elles ne savent pas qu'elles pourraient aussi mieux s'articuler pour gagner de la force.
Qu'a t on alors inventé à ce moment là ? C'est un gène, une cellule totalement nouvelle qui n'existait pas auparavant, c’est un espace des débats, d'apprentissages mutuels, un espace de reconnaissance mutuelle et d'apprentissage pour construire de nouveaux schémas.
Avec la façon même dont cet espace là a été organisé comme un espace ouvert sans dirigeants ni dirigés, sans document final, sans rien que la vieille pyramide de tous les systèmes politiques qui existaient et qui existent encore, nous avons découvert doucement que l'on pouvait aussi introduire des changements dans la façon de faire la politique. Le forum est devenu une expérience d’une nouvelle façon de faire de la politique, donc pour répondre aussi à la fin d'un système. Le système politique dans lequel nous avons été éduqués tout le siècle dernier a été le système d'après lequel les grands acteurs politiques, à part les gouvernements, étaient les partis. Vers le parti devaient converger toutes les actions transformatrices ou dénonciatrices pour le changement et le parti devait, à ce moment là, conquérir le pouvoir et appliquer de nouvelles idées. C'est un peu cela la formule du parti. Chacun a son programme, ce qu’il veut changer dans la société.
Dans le forum, par la façon dont nous avons créé cet espace là, nous avons aussi créé une nouvelle pratique politique qui est celle de découvrir qu'il y a un deuxième acteur ou troisième acteur qui peut être présent dans la société et qui est ce que nous avons appelé la société civile. En excluant la notion plus académique de la société civile incluant le parti. Nous avons dit : non, la société civile moins le parti. C’est ce que Patrick a dit lors de la séance précédente : "société civique" et non pas "société civile" seulement.
A ce moment là, nous avons donc commencé à découvrir que l'on pouvait créer du nouveau et c'est cela que, très doucement, nous commençons à construire comme une réalité nouvelle. Nous disons dans notre jargon que nous vivons exactement cette fin de siècle, début d'un nouveau siècle un changement de paradigme dans la façon de faire de la politique. Le Forum a été une expérience incroyablement difficile. Il ne faut pas dire que c’est si simple que cela. Les vieilles cellules sont en train d’essayer de faire en sorte que l'espace ne soit pas occupé par de nouvelles cellules.
Personnellement, j'ai une image d'après laquelle, quand nous travaillons dans le Forum (les organisateurs, toutes les instances brésiliennes ou mondiales), il y a sous la table sur laquelle nous travaillons une pieuvre. Il y a une immense pieuvre sous la table qui, pour chaque chose que nous faisons, essaie de faire sortir de nouveau l'un de ses bras et il faut couper…
(Rires.)

…Comme un cordon ombilical.
En effet, cette pieuvre là, c'est toute l'histoire de la pratique politique des années 80, du XXème siècle qui revient à chaque fois pour dire : ce n'est pas ainsi qu'il faut faire, il faut un document final, il faut que nous prenions des positions d'ensemble (ensemble qui soit cet espace ouvert), il faut que nous soyons plus comme ceci ou comme cela tout le temps.
Tout le temps, des organisateurs ont eu l'intuition qu'il fallait créer quelque chose de nouveau dans la pratique politique. Tous les organisateurs essaient de couper et de dire à la pieuvre : excusez nous notre ingratitude, mais quand même, il faut créer du nouveau et le nouveau doit obéir à des logiques différentes, de nouvelles règles dans la façon de faire la politique.
Pour vous dire quand même que j’ai noté pas mal de choses pendant qu’Edgar Morin et les autres avant parlaient, mais je ne parviendrai pas à vous dire tout ce que j’ai noté ici.
Pour le moment, je voudrais dire que d'abord, toute cette expérience que nous vivons est vraiment une expérience née là bas à Porto Alegre au Brésil de l’idée d'un certain nombre de Brésiliens plus ou moins fous qui avaient des organisations plus ou moins folles aussi et qui ont dit : nous allons essayer cela avec l’appui d'organisations d'autres pays du monde dont la France. Nous avons fait un premier forum où on a dit : voilà, on essaie, on ouvre un espace de rencontres, de débats, de réflexions et de recherche de nouveaux chemins et de nouvelles initiatives pour une chose qui soit au delà de simples protestations, qui soit déjà des propositions pour un autre monde que nous pensons possible.
Quand nous avons lancé cette invitation, nous attendions au maximum 2 500 personnes. Nous avons loué les locaux pour 2 500 personnes et on nous a dit que nous aurions du mal à payer après parce qu’il n’y aura pas tellement de personnes. Finalement, ce sont 20 000 personnes qui sont venues, tout d’un coup. Ensuite, vous connaissez un peu l'histoire. Le deuxième forum a réuni 50 000 personnes. Le troisième a réuni 100 000 personnes. Le quatrième forum était déjà fait en Inde avec une histoire, une autre tradition politique et des différents pays très divisés.
La grande capacité qu’a le forum est de nous apprendre à respecter la diversité et à travailler vers la convergence, vers une chose dont d'ailleurs Patrick parle toujours, c'est le désaccord fécond. C'est à dire que nous avons toujours des désaccords, mais il faut apprendre à comprendre, à écouter l’autre. Vous avez aussi beaucoup parlé lors de la séance précédente d’écouter l'autre. Essayer de voir quelle est la vérité que l'autre a en lui et essayer de la comparer avec la nôtre et construire une troisième vérité. Cette chose là, disons, cette expérience est vraiment maintenant une expérience qui a occupé le monde toujours avec cette pieuvre en bas essayant de faire revenir en arrière. C’est une lutte permanente. Cette naissance là n'est pas une naissance simple. C'est une naissance très exigeante. C’est une naissance dont nous ne savons pas encore d’où viennent le probable et l'improbable. Nous disons : notre monde est possible.
Est ce que le Forum Social Mondial va continuer dans cette lignée ? C'est probable ou non ? Là, je ne saurais pas vous répondre, mais nous essayons de le faire.
Tout cela pour vous dire que quand je dis : espérons des raisons d'espérer, il vaut mieux dire : impératif d'agir. Ce n'est pas se poser dans une situation de passivité et attendre, attendre que les choses viennent. Il faut construire. Il faut s'élancer dans de nouvelles choses. En parlant du Forum, Patrick a dit : en laissant la lutte pour le pouvoir, en dépassant la lutte pour le pouvoir pour conquérir et dominer, mais en passant à un pouvoir créateur vers la coopération au delà de la compétition.
C'est ce qu'il faut, mais c'est une attitude fondamentalement active. C'est à dire ce qu'il faut devant des désastres écologiques qui s'approchent éventuellement, devant la difficulté de dépasser des problèmes du type faim, misère, guerres, etc. C'est ce qu'il faut vraiment là, c’est agir et chacun peut agir. Comme un lecteur d’abord simplement, on peut agir, comme consommateur. Dans une société de consommation, il a plusieurs façons de consommer. On peut agir comme producteur, c'est à dire que nous produisons l'espace, les services et les biens par nos professions. Par notre travail, on légitime des productions qui sont néfastes. On pourrait très bien éviter cela. On peut travailler, on peut agir comme citoyen dans la défense des droits, mais fondamentalement, dans la construction d'une autre logique économique, d'une autre logique de construction des biens.
Ma réponse est donc plutôt que de dire "des raisons d'espérer"… Bien sûr, autrement, nous n’aurions pas dit au Forum qu’un autre monde est possible, mais je dis que plutôt que des raisons d'espérer, il faut répondre à l'impératif d’agir. C'est à dire ne pas rester dans l'attente passive et agir avec toute la difficulté qui est très présente, agir pour changer.
Merci.
(Applaudissements.)

M. Max ARMANET.- Tu viens de citer Patrick Viveret

qui est l'un des acteurs clefs de ces Dialogues en Humanité. C’est vrai que nous partageons beaucoup de dialogues.
L'une des idées que met régulièrement en avant Patrick, c'est également qu’il ne peut pas y avoir de transformation collective, s'il n'y a pas de transformation individuelle. Il est toujours important d'établir l'équation entre la personne et la communauté dans laquelle elle va s'inscrire. C'est quelque chose qui est très présent dans la pensée d’Edgar. Dans le Forum Social Mondial, c'est quelque chose de très présent. Encore une fois, il n'y a pas cette idée de rouleau compresseur avec une déclaration finale qui broierait les individualités, au contraire.
Pourtant, c'est quelque chose qui va combattre l'un des maux contemporains qui est l'individualisme et le communautarisme, c’est à dire comment la personne s'inscrit dans la communauté. Il faut qu'il y ait les deux termes et réinventer la relation entre ces deux termes pour réinventer un lendemain. La personne est au cœur des réflexions Dialogues en Humanité parce qu’ici, il n'y a que des personnes et ce qui s’est passé aujourd'hui et qui était fort, c'était la capacité de s'écouter les uns et les autres. Pour reprendre le terme "la divergence constructive", on n'est pas forcé de penser la même chose, mais s'écouter les uns et les autres permet de progresser et éventuellement de fortifier ces convictions.
Dans les itinéraires personnels, nous avons Safia Otokore qui est là. Elle a commencé sa vie… Au dos de son livre, elle résume : "femme, pauvre, noire, musulmane". Sa vie a été de ne pas se résigner, de résister, d'allumer sa lumière et que cette lumière, cette bougie témoigne à d'autres que les destins ne sont pas des vases clos dont on ne peut pas sortir.
Safia, j'aimerais que tu nous parles de ce qui a finalement motivé tes raisons d'espérer quand tu étais à Djibouti dans l'un des endroits les plus pauvres de la planète, avec des traditions qui étaient, pour une femme, extrêmement rudes et que tu avais l'envie d'atteindre l'universel, les valeurs que, peut être, la colonisation française avait laissées aux frontons de certains bâtiments "liberté, égalité, fraternité", et que tu t’es dit : ces valeurs là, je vais les faire vivre, je vais les incarner en moi même.

Mme Safia OTOKORE.- Bonsoir à tous.

C’est vrai qu’être ici ce soir à côté de Chico Whitaker, d’Edgar Morin, de Max Armanet qui est le rédacteur du journal La Vie, de Gérard Collomb, Maire et Sénateur de la ville, face à Monseigneur Barbarin et surtout face à vous, est… j'ose espérer, je peux le dire …une petite bougie que j'allume parce qu'il y a 14 ans, je n'espérais pas.
Je suis née pauvre. Ce n'est pas le plus difficile parce que l’on arrive toujours à se lever et à s'en sortir. Je suis née fille dans une société qui est injuste et cruelle envers ses femmes. Je suis née noire et musulmane… Max a vraiment très bien résumé.
Ceci dit, ce ne sont pas les deux derniers critères qui m'ont le plus donné envie de vouloir venir en France, c'était surtout que dans la société somalienne et djiboutienne, quand vous naissez fille, il y a un destin qui vous attend. Vous avez une société qui est… À sept ans, vous vivez ce qu'est la cruauté, mais c’est une cruauté qui ne vous est pas imposée par n’importe qui, mais par votre communauté, votre propre famille. Surtout pas vos pères, mais surtout vos mères et tantes et au service des hommes. Parce que la fille n'a pas un autre destin que d'être la femme d'un homme et d'être la mère des enfants, donc pour arriver déjà à ce qu’elle soit mère ou que l'on parvienne à la marier, il faut qu'elle arrive vierge au mariage parce que quand elle est vierge, elle vaut quelque chose.
Ce matin, il y avait un atelier sur : "l'être humain peut il être un produit ?" et c’est vrai que les femmes somaliennes vous diront qu’elles sont le pur exemple de ce qu’un être humain peut être un produit parce qu’il faut coudre le sexe des petites filles à l’âge de sept ans pour que la société s'assure qu'elles arriveront forcément vierges au mariage. Vous partez donc avec ce handicap à l'âge de sept ans, avec tout le lavage de cerveau qui s'en suit. C'est à cet âge là que vous réalisez que le monde est injuste parce que vous n'avez rien demandé et on vous fait subir cela. Vous comprenez qu’il existe des différences entre être un garçon et être une fille.
La chance que j'ai eue, et c’est pour cela que je tiens toujours à saluer par respect la religion chrétienne, je la dois à une femme blanche. Je suis musulmane, mais c’est ma mère adoptive qui a eu… J'ai eu la chance de bénéficier de l'éducation grâce à elle… Ce qui m’a un peu faite, c’est que je n'ai pas bénéficié d'une éducation, je dirais, sous citoyenne parce qu'à Djibouti, je suis née quand le territoire était français. Je ne sais pas si vous connaissez. C'était le territoire français des Afars et des Issas. Mes parents avaient émigré à Djibouti pour venir chercher un monde meilleur, comme on dit, mais quand vous êtes émigrée somalienne, vous êtes un peu dans un quartier qui s'appelle le quartier 3 qui est une sorte de bidonville. Dans ce quartier 3, l’école à laquelle vous avez accès, parce que l’école est obligatoire pour les enfants, est une école de seconde zone. Quand vous êtes fille, ce n'est pas la priorité puisque de toute façon, vous allez être mariée.
J'ai eu la chance par cette femme et par ma mère d'aller dans la seule école, la meilleure école, qui était laïque et où il y avait les enfants des coopérants et les enfants des familles djiboutiennes assez riches de ministres où l'éducation était de qualité. Il est vrai que quand j'étais dans cette école, j'ai appris ce qu’était la liberté, j'ai appris ce qu'était la dignité humaine, j'ai appris ce qu’étaient les droits et les devoirs. J'ai eu droit à une connaissance, mais quand vous quittez l'école et que vous retournez dans les quartiers, ces choses que vous apprenez à l’école, vous n'avez pas le droit de les utiliser parce que de toute façon, vous ne pouvez pas les utiliser. Puis, quand vous commencez à dire : "pourquoi je n'ai pas droit à cela ?", d’un seul coup, vous devenez un individu éclairé et dangereux. Vous raisonnez un peu et c’est un petit danger.
Mes parents étaient assez pauvres et ma mère me disait : "tu ne peux pas, prends ce que l'on te donne et c'est tout. Ne fais pas plus que cela. De toute façon, tu vas te marier un jour". Cependant, comme je n'étais pas très jolie par rapport aux autres, que je ne correspondais pas aux critères de beauté de chez moi, parce qu’il faut être assez forte et très calme, ce n'est pas mon cas, il faut être assez soumise, ce n'est pas mon cas et cela me pose encore un problème en France…
(Rires.)

Je faisais du sport, mais c'était un hasard parce qu'un cross a été organisé et comme j'étais un peu garçon manqué, je me suis mise à courir. J'ai gagné, j'ai battu les garçons et c'était le seul moment, en courant, où je réalisais que je pouvais d'abord les battre ces garçons qui m'opprimaient.
Prisunic sponsorisait, c’était un supermarché. Ils nous ont donné des bons pour aller faire des courses. Nous, nous étions dans un quartier où nous ne savions même pas ce qu’était un chariot, nous n'avions pas la télé, ni l’électricité. Je suis allée faire les courses avec ma mère et les gens me regardaient et ma mère me disait : "on va dire qu’on a volé. Tu es sûre que l’on peut payer avec cela". Je répondais : "oui, ils m’ont dit que l’on pouvait payer avec cela". De ce fait, pour mes parents, je pouvais ramener de l'argent pour notre famille, j'avais droit de faire du sport à condition que je me comporte comme un garçon. De toute façon, j'étais moche, donc je n'avais pas droit à un mari, alors autant que j'aille un peu à l'école et que je puisse trouver un travail.
C'est ainsi que mon engagement, le fait de refuser ce destin, c’était l’école, c'était Bob Marley, les garçons et le sport. Surtout, cette femme à qui je tiens, qui est devenue ma mère adoptive. C’était une femme qui avait débarqué dans notre quartier où il n'y avait aucun homme ou femme blanc qui s’aventurait dans ce quartier parce que c'était juste après l'indépendance de Djibouti en 1977 et l'on disait que c'était assez dangereux. Il y avait le conflit entre le colon, comme on disait, et la communauté somalienne. Elle avait donc débarqué un beau matin et ce que j’ai aimé dans cette femme, c'est quand elle m'a ramenée la première fois chez elle, elle ne m'a pas regardée comme si j'étais une sous citoyenne. C'était pourtant dans une villa où je n'arrivais même pas à imaginer que quelqu'un puisse y habiter. Je lui ai demandé : "tu as combien d’enfants ?" et elle m’a répondu : "j’en ai trois, mais il n’y en a qu’une ici". J’ai dit : "tout cela, c’est pour elle ?" et elle m’a répondu : "oui". Elle m'avait simplement dit une phrase formidable : "tu vas te reposer, va dans la chambre de Stéphanie". En général, quand tu es noire, tu es plutôt dans la chambre de la bonne. Je me suis sentie l’égale de cette femme et donc être blanche, cela signifiait avoir droit à certaines libertés, à être toutes ces valeurs là. Comme je ne pouvais pas les mettre en pratique chez moi, je rêvais de rejoindre un autre espace et la seule chose que je voulais, c'était être très bonne à l'école pour avoir une bourse et venir sur votre territoire de droits, sur cet espace de liberté, d'égalité, comme on dit, comme c'est écrit sur nos frontons, et surtout de laïcité parce que ma religion, j'y tiens. C'est une sorte de foi qui me permet de croire, d'espérer qu'il suffit… Je ne sais pas. Certains vous diront que ce n'est pas cela, mais moi, j'ai besoin de me dire que j'ai cela pour avancer, sinon je ne pourrais pas, surtout quand on voit que l’on peut être confronté à certaines cruautés.
Je crois donc qu’il faut toujours continuer à espérer, à agir, oui, mais si l’on n'espère pas et que l'on n'ouvre pas, que l'on ne se dit pas qu'il y a la volonté… Il y a aussi les rencontres parce que si je n'avais pas rencontré ces personnes… Parce que j'ai débarqué à Auxerre en étant la femme d'un joueur de foot professionnel. C'est vrai, je suis arrivée dans votre espace par le haut, donc je n'ai pas eu à vivre tout ce que la communauté qui décide d'émigrer et qui arrive par le bas subit. Ceci dit, on n'empêchera pas les personnes de venir dans un espace de droits si chez elles, elles ne retrouvent pas ces valeurs là. C'est vrai qu'il faut toujours espérer, toujours agir pour que l'on puisse, chacun, quel que soit son niveau social, quelles que soient sa couleur ou ses croyances, arriver à vivre en paix sans marcher sur l’autre, mais à vivre et à trouver ce qui nous convient le mieux.
(Applaudissements.)

M. Max ARMANET.- Nous avons vu trois sortes de bougies différentes.

Ce qui est important, c'est qu’allumer une bougie, c’est ne pas se résigner. C'est quelque chose d'important : ne pas se résigner devant l'injustice quand la dignité d'un être humain est attaquée. C'est quelque chose d'universel dans le témoignage de Safia. En effet, elle a surtout évoqué cette période de Djibouti, mais après elle a été à Abidjan, après elle a été à Auxerre, à Dubaï, elle est revenue à Abidjan et à chaque fois, le moteur pour aller plus loin et pour être maintenant en France une citoyenne qui porte la voix d'autres citoyens, puisque c'est quelqu'un qui a un mandat représentatif, c'est ce moteur des droits et des devoirs, mais pas seulement ramener à une personne, à un destin particulier en disant : "je vais m'en sortir". Bien sûr, il y a : "je vais m’en sortir", mais ce moteur de l'universel, c'est à dire que la lumière qui était au bout de la nuit, c'était d'accéder à cet universel des droits et des devoirs. C'est quelque chose de très important.
Maintenant, je me tourne vers Gérard Collomb qui nous accueille aujourd'hui et c'est appréciable quand un homme politique sur une ville aussi importante que Lyon accueille un véritable espace de libertés où les personnes n'hésitent pas (cela a été dit) à se situer dans le canevas habituel des partis politiques, mais essaient d'inventer, de pousser des portes sur lesquelles pourra s'ouvrir l'avenir demain.

M. Gérard COLLOMB.- Merci. Mesdames et Messieurs,

merci d'être venus dans cet hôtel de ville. Merci à Max Armanet, à Patrick Viveret d'avoir été largement à l'initiative de la séance d'aujourd'hui à la fois multiple, puisque ce matin, c'était une série d'ateliers, d'agoras, et puis les séances plus traditionnelles en séances plénières de cet après midi.
En fait, je dirais que si nous avons cette séance, c’est parce qu’elle est née d'une rencontre entre la pensée que pouvaient développer Patrick Viveret et la tradition lyonnaise. Il est vrai que nous vivons aujourd'hui un monde qui est un monde en profonde transformation.
Tout à l'heure, M. Morin parlait de crises. Il est vrai que la crise, c'est lorsqu'un modèle de société est déjà dépassé et que l'on n’arrive pas encore à inventer les nouveaux cadres sociaux qui permettront au monde futur de s’épanouir.
Ainsi, dans ces cas là, je crois, la meilleure façon de progresser, c'est d'essayer d'avoir un dialogue. Un dialogue non pas à sens unique et c'est peut être le caractère spécial des Dialogues d'aujourd'hui. Les dialogues qui sont ceux des partis politiques sont ceux de la mésentente totale, c'est à dire qu'en fait, il n'y a pas de dialogue, il y a des monologues et chacun parle à la limite pour lui même, chacun dans sa famille politique vit avec sa propre pensée et plus personne n'écoute finalement la pensée de l'autre.
Or, justement, la méthode qu'a retenue Patrick Viveret, ce que vous appeliez tout à l'heure la controverse, le désaccord fécond, c'est à la fois de partir de points de vue extrêmement différents, de pouvoir exprimer ces points de vue où chacun vient avec sa propre façon de penser, mais de manière réceptive, ouverte à l'autre, de manière à essayer de pouvoir faire naître un certain nombre de convergences et d'idées nouvelles.
Nous en avions discuté ensemble au Sommet de la Terre à Johannesburg et avions dit : "il faudrait que nous puissions poursuivre le dialogue" que la société civile avait établi là bas. À mon avis, le dialogue de la société civile, pour ceux qui ont suivi Johannesburg, était de loin beaucoup plus intéressant que ce qui avait pu se passer au niveau des chefs d'états.
Nous avions donc dit : "il faudrait qu'à Lyon, nous puissions établir un espace de dialogues de cette sorte, de manière à pouvoir faire surgir, par une réflexion commune, des échanges avec des personnes de religions très différentes, une nouvelle pensée". Cela rejoint une tradition lyonnaise profonde qui est une tradition d’humanisme. J'ai souvent eu l'occasion de m'exprimer sur ce point. Nous avons même fait un livre ensemble sur l'humanisme lyonnais en essayant de repérer dans cette ville des facteurs justement de capacités de dialogues et de constructions en commun. Peut être parce que c'est une ville qui est une ville de rencontres. La géographie a fait que Lyon, au cours de l'histoire, a souvent été un carrefour, un carrefour entre des civilisations très différentes.
Ainsi, peut être parce qu'il y avait ce carrefour, il y avait une attention à la vue de l'autre un peu plus importante. Par exemple, c'est sous la Renaissance à Lyon qu’est né un foyer extrêmement fécond de l'humanisme français où ceux qui ne pouvaient pas s'exprimer ailleurs venaient s'exprimer à Lyon, où un certain nombre de philosophes, d'éditeurs venaient dialoguer à Lyon. Tout au long de l'histoire lyonnaise, nous avons ce fil conducteur de la réflexion et du dialogue. Je le dis souvent, avec deux familles d’ailleurs, une famille chrétienne, une famille laïque, mais toujours le meilleur, c'est lorsque ces deux familles ont su finalement converger dans une recherche de l’humanisme. Puisque, tout à l'heure M. Morin évoquait la guerre et la Résistance, peut être que l'un des moments les plus forts de l'histoire lyonnaise, c'est lorsque les différentes familles intellectuelles de la Résistance sont venues à Lyon et que l'on avait ici un véritable foyer non seulement de résistance active, mais de résistance intellectuelle.
Je crois que la force des idées est, au départ, toujours quelque chose d'extrêmement fort. En effet, on ne vainc pas simplement avec des armes, on vainc aussi parce que l'on a des idées qui donnent un projet qui l'emporte sur un autre projet plus réducteur. Je crois que la force de la Résistance face à l'occupation allemande, c'était justement d'avoir ce projet de nouveau monde, d'avoir ce projet d'universalisme, d'avoir ce projet de construction d’un monde en paix et non pas simplement de défendre un monde replié sur lui même, replié sur la race, replié sur des valeurs qui étaient des valeurs de conquête, de domination et d’humiliation.
À partir de là, que pouvons nous faire ? Je crois que nous avons raison d'évoquer à la fois ce que nous pouvons faire individuellement et ce que nous pouvons faire collectivement. Je crois que d'abord, individuellement, nous sommes les uns et les autres porteur de notre destin, mais en même temps, porteur du destin collectif et donc que nous avons à agir, à nous engager. Évidemment, il n'y a pas d'action sans réflexion, il faut d'abord essayé de réfléchir pour savoir où nous voulons aller.
C'est pour cela que nous organisons ce type de dialogues et de réflexions. Après tout, on pourrait se dire : ce n'est pas tellement dans le rôle d'une municipalité que d'organiser des sessions, des forums tels que celui ci. Nous pensons que si, au contraire, que l’on ne peut pas mener d'action si l’on n'a pas, au départ, une réflexion commune, si en même temps, par cette réflexion commune, on ne met pas des centaines et des centaines de personnes comme acteurs de la transformation de ce monde.
Nos responsabilités sont celles d'acteurs d'une ville, mais nous pensons qu'à l'intérieur d'une ville, un certain modèle peut émerger et que des idées peuvent se produire. C'est pour cela, par exemple, que sur un certain nombre de sujets qui sont des sujets de société, nous essayons d'avoir une action forte. Sur celui, par exemple, dont on a parlé tout à l'heure, de la fracture urbaine, des violences sociales, nous essayons de reconstruire cette ville, de la reconstruire physiquement, c'est à dire en changeant l'urbanisme de la ville, en essayant de faire qu'il y ait de la mixité sociale. La mixité sociale, c'est très largement sortir de sa propre personnalité pour avoir la chance d'avoir le contact avec les autres.
Puis, ce qu’aujourd’hui, on peut penser comme étant redoutable, on essaie de faire en sorte qu'il y ait de plus en plus de Lyonnaises et de Lyonnais qui pensent qu'effectivement, si chacun est enfermé dans sa propre structure, dans son propre quartier, avec ses propres modes de pensée, on ne construira pas la société de demain.
Par contre, si effectivement, on arrive à construire une ville de la mixité sociale, ce n'est pas simplement une ville de la mixité sociale, c'est beaucoup plus important, c'est une ville qui va permettre de dégager à partir de la culture de chacun, ce que sera la culture du XXIème siècle. Parce que c'est peut être cela aujourd'hui notre véritable problématique. Les technologies nouvelles, qu'elles soient celles de la communication physique ou de la communication par Internet, ont réduit d'une certaine manière les distances. Nous sommes donc effectivement les uns et les autres partie prenante d'un seul et même monde, mais aujourd'hui, nous n'arrivons pas à construire ce monde. On voit bien qu'après la chute du mur de Berlin où l'on avait annoncé que désormais, il n'y aurait plus de fracture dans le monde, de nouvelles fractures se sont produites et que certains pensaient (on y a fait allusion tout à l'heure) que l'on allait assister (ce à quoi on assiste d'ailleurs) au choc des civilisations.
Il me semble important que l'on puisse témoigner dans une ville au travers de la transformation de cette ville à la fois sur le plan physique, mais en même temps, sur le plan intellectuel, que le choc des cultures n'est pas forcément obligatoire et que c'est peut être le plus probable comme disait M. Morin, mais en même temps, il faut que cela soit rendu impossible. De fait, il faut que nous essayions de multiplier les espaces de dialogues, d'échanges au niveau d'une ville, au niveau d'un territoire, mais également, au niveau de la planète.
Il y a quelque temps, l'année dernière, à Lyon, dans la suite du processus de Genève, nous avions organisé, alors que nous étions loin de connaître la situation que nous connaissons aujourd'hui, une rencontre entre Maires israéliens, Maires palestiniens et Maires européens. C'était une petite action, mais cela nous semblait important parce que c'est ainsi effectivement que l'on allume un certain nombre de lumières. Il y a quelque temps, nous avons organisé les rencontres de Sant’Egidio. Sant’Egidio, c'était la capacité d’écoute des religions du monde entier qui venaient à la fois affirmer ce qu'elles étaient, parce que personne ne venait sans conviction, c’étaient les autorités spirituelles les plus importantes de toutes les religions, mais en même temps, avec une volonté de dialogue, de compréhension, d'ouverture et une posture, comme l'aime Patrick Viveret, de réception à la pensée de l'autre pour construire une nouvelle dynamique.
J'avais vu que, je ne sais plus si c'était dans Le Monde, on avait dit que c'était l'internationale de la paix des religions. Je trouvais que la formule était une formule intéressante et que s'il y avait une internationale guerrière des religions, c'était bien que surgisse une internationale de la paix des religions qui puisse essayer de montrer ce que dans chaque religion, il pouvait y avoir de commun, de recherche d'une autre dimension de l'homme qui ne soit pas simplement la dimension matérielle, la dimension marchandisée, comme on l’a dit d'une manière ou d'une autre tout à l'heure, mais d'une dimension spirituelle, intellectuelle et donc de la création d'un humanisme nouveau. Parce que je crois que c'est cela que nous sommes en train de vivre, d'essayer de vivre ensemble aujourd'hui.
Je crois beaucoup à ce que peuvent faire les villes parce qu’aujourd'hui, à travers l'humanité, les villes sont devenues les centres où se rassemblent évidemment de plus en plus d'habitants. Avec à la fois, toutes les capacités économiques, toutes les transformations possibles, toutes les richesses intellectuelles et spirituelles et en même temps, l'ensemble des problèmes sociaux. Elles sont d'une certaine manière les nouveaux laboratoires où peuvent se construire des choses nouvelles. Ceci me rappelle une autre période. J'évoquais tout à l'heure la période de la Renaissance. C'est largement dans les villes que s'est développé à la fois l'échange économique, l'échange de richesses, mais en même temps, parce que les personnes qui venaient commercer étaient de tous les horizons, l'échange intellectuel et donc où se sont développés les grands artistes, les grands intellectuels et où est né l'humanisme du XXIème siècle.
Je crois qu’aujourd'hui, dans les villes à travers le monde, ce sont des lieux où l'on peut essayer de faire surgir un nouvel humanisme qui prendra d'autres choses en considération. Un problème, par exemple, qui n'existait pas lors de la prise en compte de la philosophie du XVI siècle, des Lumières du XVIIIème siècle, même des philosophes du XIX siècle. Le fait qu'effectivement, notre planète soit un ensemble fini et donc que les problèmes écologiques s'imposent aujourd'hui à l'homme parce que d'une certaine manière, celui ci a conquis la planète, mais qu'aujourd'hui, il en est responsable. Faire surgir ces idées, essayer de confronter ensemble me semble quelque chose de tout à fait important.
Voilà, c’est ce que nous essayons de faire à Lyon au travers de ces Dialogues en Humanité. Tout cela, évidemment, c'est une petite goutte d'eau, ce n’est pas grand chose. Ceci dit, effectivement, cela peut, lorsque l'on a une certaine volonté, une certaine continuité, donner quelque chose de construit.
Vous êtes venus ici pour la Fête des Lumières et le 8 décembre donc le jour fondateur de cette Fête des Lumières puisque voici 152 ans, c’était l'appel lancé par l'église catholique pour rejoindre la basilique de Fourvière ce jour là, nous avons dessiné ensemble une fresque sur la place Bellecour qui était composée de petits lumignons et qui dessinait le Petit Prince qui est le logo d'une association caritative que nous avions décidé d'aider.
Avec le Cardinal Barbarin, avec un enfant, avec un grand sportif, parce qu’à Lyon, il y a toujours de grands sportifs (c’était Grégory Coupet), nous avons allumé les premiers lumignons et ce n'était rien du tout. Puis, quand on repassait trois heures après, il y avait 40 000 lumignons qui clignotaient sur la place Bellecour et qui dessinaient effectivement la silhouette du Petit Prince.
Je pense que c'est par notre action individuelle, en portant chacun avec nos propres caractéristiques notre petite lumière, que nous pourrons aussi dessiner au niveau universel le monde de demain. C'est une action collective, mais c'est aussi une action individuelle. À nous de savoir conjuguer l'individuel et le collectif.
En tout cas, merci d'être venus à Lyon.
(Applaudissements.)

M. Max ARMANET.- Merci à tous pour cette quatrième édition des Dialogues en Humanité, cette rencontre du soixantième anniversaire de La vie, de la Fête des Lumières et avec cette conviction qu'aujourd'hui, nous avons allumé une petite bougie qui est l'une des 40 000 qui dessinera ce Petit Prince qui est notre avenir.

Bonne soirée à tous et merci.

(Applaudissements.)

(La séance est levée à 18 heures 10.)