Vive la sobriété heureuse !

L'écologie politique, si elle veut être à la hauteur des espérances qu'elle suscite, doit construire une réponse réellement systémique à la crise en articulant une critique de l'insoutenabilité de nos formes de croissance avec l'exigence du mieux-être.

Cette articulation suppose qu'elle intègre pleinement dans sa perspective la question sociale, de même que les socialistes européens se doivent eux de penser radicalement la question écologique. Et la question sociale pose plus radicalement encore la question humaine et la difficulté propre à notre espèce de penser et de vivre le rapport entre notre intelligence et nos émotions. C'est toute la question de ce que Félix Guattari nommait l'écosophie, la capacité de penser écologiquement et politiquement la question de la sagesse. C'est aussi ce que Pierre Rabhi nomme les enjeux d'une "sobriété heureuse" où s'articule, dans la justice sociale, le choix de la simplicité avec celui d'un art de vivre affranchi de sa boulimie consommatrice et consolatrice.

Il nous faut d'abord voir que ce qui est commun à toutes les facettes de la crise, ce qui la rend donc systémique, c'est le couple formé par la démesure et le mal-être. Ce que les Grecs nommaient l'ubris, la démesure, est en effet au coeur de notre rapport déréglé à la nature par deux siècles de productivisme et ses deux grandes conséquences : le dérèglement climatique et ce danger à ce point majeur pour la biodiversité que l'on peut évoquer le risque d'une "sixième grande extinction" des espèces, cette fois provoquée par le comportement irresponsable de notre propre famille humaine.

C'est la démesure aussi qui a caractérisé le découplage entre l'économie financière et l'économie réelle : un ancien responsable de la Banque centrale de Belgique, Bernard Lietaer, a pu avancer qu'avant la crise, sur les 3 200 milliards de dollars (2 272 milliards d'euros) qui s'échangeaient quotidiennement sur les marchés financiers, seuls 2,7 % correspondaient à des biens et services réels !... Démesure encore dans le creusement des inégalités sociales mondiales tant à l'échelle de la planète qu'au coeur même de nos sociétés : lorsque la fortune personnelle de 225 personnes correspond au revenu de 2 milliards d'êtres humains, lorsque les indemnités de départ d'un PDG qui a mis son entreprise en difficulté peuvent représenter plus de mille fois le salaire mensuel de l'un de ses employés.

Démesure enfin, il ne faudrait pas l'oublier, cette fois dans les rapports au pouvoir, qui a été à l'origine de l'autre grand effondrement politique récent, il y a tout juste vingt ans, celui du système soviétique et de sa logique totalitaire. Il est important de le rappeler si l'on veut éviter le mouvement pendulaire des années 1930 qui vit un politique de plus en plus autoritaire, guerrier et finalement totalitaire, prendre la relève du capitalisme dérégulé des années d'avant-crise.
Ainsi le caractère transversal de cette démesure permet de comprendre le caractère systémique de la crise, et l'on comprend alors que des réponses cloisonnées qui cherchent, par exemple, à n'aborder que son volet financier se traduisent finalement par une fuite en avant dans le cas de la crise bancaire doublé de fuites en arrière dans le cas de la crise sociale. Comme quoi les caisses ne sont pas vides pour tout le monde !

Mais pour construire, au-delà d'une écologie politique, une "écosophie politique", il faut faire un pas supplémentaire dans l'analyse et comprendre ce qui lie profondément cette démesure au mal de vivre de nos sociétés.

Celle-ci constitue en effet une forme compensatrice pour des sociétés malades de vitesse, de stress, de compétition, qui génèrent un triple comportement guerrier à l'égard de la nature, d'autrui et de nous-mêmes. En ce sens, nos "sociétés de consommation" sont en réalité des "sociétés de consolation" et cette caractéristique se lit économiquement dans le décalage entre les "budgets vitaux", et les dépenses de stupéfiants, de publicité et d'armement.

En 1998, le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) comparait en effet les budgets supplémentaires nécessaires pour couvrir les besoins vitaux de la planète (faim, non-accès à l'eau potable, soins de base, logement, etc.) et mettait en évidence que les seules dépenses de stupéfiants représentaient dix fois les sommes requises pour ces besoins vitaux (à l'époque 400 milliards de dollars par rapport aux 40 milliards recherchés par les Nations unies). On note le même écart s'agissant des dépenses annuelles de publicité.

La société dure est en permanence compensée par la production du rêve d'une société harmonieuse, et l'endroit par excellence où s'opère ce rapport est la publicité qui ne cesse de nous vendre de la beauté, du bonheur, de l'amour, voire de l'authenticité, messages dans l'ordre de l'être, pour mieux nous faire consommer dans l'ordre de l'avoir. Quant aux budgets militaires qui expriment les logiques de peur, de domination et caractérisent par conséquent les coûts (et les coups) de la maltraitance interhumaine, ils représentaient eux vingt fois ces sommes ! Ces dépenses passives de mal-être représentent (car le même écart est maintenu dix ans après) environ quarante fois les dépenses actives de mieux-être nécessaires pour sortir l'humanité de la misère et assurer un développement humain soutenable tout à la fois écologique et social.

Il nous faut donc répondre au couple formé par la démesure et le mal-être par un autre couple, celui de la "sobriété heureuse", formé par l'acceptation des limites et par l'enjeu positif du "bien-vivre" ou par ce que les prochains "Dialogues en humanité", qui se tiendront début juillet, évoquent sous le terme de la construction de politiques et d'économies du mieux-être.

Et c'est ici que l'écologie doit non seulement intégrer pleinement la question sociale, celle de la lutte contre les inégalités, mais aussi la question humaine proprement dite, c'est-à-dire la capacité à traiter ce que l'on pourrait appeler le "bug émotionnel" de l'humanité, qui est à la racine de ce qu'Edgar Morin nomme "Homo sapiens demens". La question est en effet moins de "sauver la planète" - qui a de toutes manières plusieurs milliards d'années devant elle avant son absorption par le Soleil ! - que de sauver l'humanité qui peut, elle, terminer prématurément en tête-à-queue sa brève aventure consciente dans l'Univers.

Or, comme le soulignait Spinoza, la grande alternative à la peur est du côté de la joie. La différence aujourd'hui réside dans le fait que ce qui était traditionnellement de l'ordre personnel et privé devient un enjeu politique planétaire. La question de la sagesse, c'est-à-dire la question fondamentale de l'art de vivre, qui cherche à épouser pleinement la condition humaine au lieu de vouloir la fuir, devient alors une question pleinement politique.

Nous sommes en effet à la fin du cycle des temps modernes qui furent marqués par ce que Max Weber, d'une formule saisissante, avait caractérisé comme "le passage de l'économie du salut au salut par l'économie". La crise actuelle démontre que ces promesses n'ont pas été tenues. L'un des enjeux aujourd'hui est de savoir comment sortir de ce grand cycle de la modernité par le haut, les intégristes le faisant par le bas : garder le meilleur de la modernité, l'émancipation, les droits humains et singulièrement ceux des femmes qui en constituent l'indicateur le plus significatif, la liberté de conscience, le doute méthodologique, mais sans le pire, la chosification de la nature, du vivant, des animaux et à terme des humains, la marchandisation n'étant qu'une des formes de cette chosification. Et retrouver, dans le même temps, ce qu'il y a de meilleur dans les sociétés de tradition, mais là aussi en procédant à un tri sélectif par rapport au pire : un rapport respectueux à la nature, sans qu'il soit de pure soumission, un lien social fort mais non un contrôle social, des enjeux de sens ouverts et pluralistes et non des intégrismes excluant. Une grande partie du destin de l'humanité se joue en effet dans l'alternative guerre ou dialogue des civilisations.

Nous ne sommes pas condamnés soit à la projection mondiale du modèle occidental, soit à l'acceptation au nom du relativisme culturel d'atteintes fondamentales aux droits humains, à commencer par ceux des femmes. On peut récuser l'impérialisme et le colonialisme sans être obligés de tolérer l'intégrisme et l'exclusion. C'est alors la co-construction d'une citoyenneté terrienne qui est en jeu, et la rencontre des sagesses du monde est alors un enjeu capital dans cette perspective où l'Homo sapiens sapiens, à défaut d'être une origine, pourrait être, devrait être un projet.

C'est à ce projet planétaire qu'une Europe, qui a payé le prix lourd pour comprendre que la barbarie n'est pas un danger extérieur, mais le risque intérieur par excellence de l'humanité, peut pleinement contribuer.


Philosophe, essayiste altermondialiste et ancien conseiller à la Cour des comptes, Patrick Viveret a été rédacteur en chef de la revue "Transversales Science Culture" entre 1992 et 1996.
Il a notamment publié "Pourquoi ça ne va pas plus mal ?" (Fayard, 2005) et "Reconsidérer la richesse" (éd. de l'Aube, 2002)
Ce texte est issu des conférences que l'Université de tous les savoirs organise sur le thème "La croissance verte, comment ?" en partenariat avec l'Ademe, la ville de Bordeaux et France Culture.