Propositions d'une Politique de la France pour 2012 - Edgar Morin

Chers concitoyens, notre propos est de dénoncer le cours pervers d’une politique aveugle qui nous conduit aux désastres.

Il est d’énoncer une voie politique de salut public

Il est d’annoncer une nouvelle espérance

La France, le monde, l’Europe

La France ne vit ni en vase clos, ni dans un monde immobile.

Nous devons prendre conscience que nous vivons une communauté de destin planétaire, face aux menaces globales qu’apportent la prolifération des armes nucléaires, le déchaînement des conflits ethnico-religieux, la dégradation de la biosphère, le cours ambivalent d’une économie mondiale incontrôlée, la tyrannie de l’argent, l’union d’une barbarie venue du fond des âges et de la barbarie glacée du calcul technique et économique.

En 1932 Paul Valéry disait avec une lucidité plus actuelle que jamais : Jamais l’humanité n’a réuni tant de puissance à tant de désarroi, tant de souci et tant de jouets, tant de connaissances et tant d’incertitudes. L’inquiétude et la futilité se partagent nos jours[1].

Le système planétaire est condamné à la mort ou à la transformation. Notre époque de changement est plus encore un changement d’époque. Nous ne pouvons décider du destin de notre planète, mais nous pouvons indiquer la longue et difficile voie vers une Terre Patrie qui engloberait et respecterait les patries, dont la notre, ce qui comporterait le dépassement des souverainetés absolues des Etats nations pour tous les problèmes mortels et vitaux de l’humanité tout en reconnaissant pleinement leurs souverainetés propres.

Dans ce sens, conscients des ambivalences de la mondialisation, qui en même temps a créé une communauté de destin terrestre face aux périls mortels qu’elle a non moins créé (prolifération des armes de destruction massive, dégradation de la biosphère, déchainement des spéculations d’un capitalisme financier) conscients que le développement apporte non seulement des prospérités à l’occidentale pour une fraction des populations du monde, mais d’énormes zones de misère et développe de gigantesques inégalités, nous proposons de continuer tout ce que la mondialisation apporte d’intersolidarités et de fécondités culturelles, mais aussi de restituer au local, au régional au national des autonomies vivrières et économiques vitales et de sauvegarder les diversités culturelles. Il faut savoir à la fois mondialiser et démondialiser.

De même nous devons indiquer que la formule standardisée du développement ignore les qualités de solidarité, les savoir et savoir-faire des sociétés traditionnelles et qu’il faut en même temps maintenir les enveloppements communautaires. Enfin nous devons substituer, à commencer chez nous, à l’impératif unilatéral de croissance un impératif complexe qui déterminerait ce qui doit croître et ce qui doit décroître.

Nous devons nous efforcer, dans un monde désormais multipolaire de donner à l’Europe consistance et volonté en y instituant une autonomie politique et militaire tout en faisant d’elle un foyer exemplaire de paix compréhension et tolérance, d’une part en élaborant une politique commune d’insertion des immigrés, d’autre part en intervenant contre la radicalisation des conflits, générateurs de barbarie extrême, partout où ils se prolongent ou se déclenchent. Nous lui proposons un grand dessein : de même que la Renaissance fut créatrice de civilisation en intégrant l’apport de la pensée grecque, nous essaierons de contribuer à une Renaissance créatrice qui intégrerait l’apport moral et spirituel d’autres civilisations. Nous devons proposer au monde, non la continuation telle quelle de l’occidentalisation, mais une politique de l’humanité qui en tous points du globe, selon les singularités, les richesses et les déficiences culturelles, viserait à opérer la symbiose du meilleur de chaque civilisation. L’idée d’une symbiose de civilisations doit refouler l’idée d’une guerre de civilisations

L’Europe doit continuer à développer en son sein les vertus humanistes, la démocratie, les droits de l’homme les droits de la femme, mais réagir contre les dégradations intérieures de plus en plus nuisibles produites par sa civilisation elle même. D’où la possibilité pour la France de prendre la tête d’un mouvement pour ’une politique de civilisation qu’elle commencerait à appliquer dans le cadre de la nation.

Le bien vivre et la politique de civilisation

Nous indiquons la Voie d’une politique de civilisation qui ressusciterait les solidarités, ferait reculer l’égoïsme, et plus profondément reformerait la société et nos vies. De fait notre civilisation est en crise. Là où il est arrivé, le bien–être matériel n’a pas nécessairement apporté le bien être mental, ce dont témoignent les consommations effrénées de drogues, anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères. Le développement économique n’a pas apporté le développement moral. L’application du calcul, de la chronométrie, de l’hyperspécialisation, de la compartimentation au travail, aux entreprises, aux administrations et finalement à nos vies a entraîné trop souvent la dégradation des solidarités, la bureaucratisation généralisée, la perte d’initiative, la peur de la responsabilité. La finalité du bien être s’est dégradée en se concentrant uniquement sur les conforts matériels.

C’est pourquoi il faut lui substituer le bien vivre

Une politique de la vie, toujours négligée, s’impose : elle doit viser à subordonner le quantitatif au qualitatif, tout en assurant les quantités de biens et produits pour supprimer les dénuements. Elle doit assurer à viser l’épanouissement des autonomies tout en les insérant dans des communautés. Elle doit se préoccuper non seulement du survivre (c’est à dire des obligations sans joies ni bonheurs) mais du vivre, qui se confond avec l’épanouissement dans la relation avec autrui et avec le monde, où les émotions et émerveillements esthétiques ne doivent pas être considérés comme des luxes pour élites, mais comme des droits pour chacun.

Pour le bien vivre, il nous faudra revitaliser la fraternité. Tout d’abord nous proposons de créer des Maisons de la Fraternité dans les diverses villes et dans les quartiers des métropoles comme Paris. Ces maisons regrouperaient toutes les institutions à caractère solidaire existant déjà (secours populaire, secours catholique, SOS amitié etc.) et comporteraient de nouveaux services voués à intervenir d’urgence auprès de détresses, morales ou matérielles, à sauver du naufrage les victimes d’overdose de drogue ou de chagrin. Elles comporteraient vu les difficultés d’admission dans les hôpitaux et surtout quand ceux ci sont éloignés, un dispensaire fournisseur de soins d’urgence. Ce seraient des lieux d’initiatives, de médiations, de secours, d’information, de bénévolat et de mobilisation permanente.

En même temps, nous pensons qu’il est devenu urgent d’instituer un Service civique de la fraternité, qui, outre les besoins des Maisons de la Fraternité, se vouerait de plus aux désastres collectifs inondations, canicules, sécheresses, etc. non seulement en France mais aussi en Europe et Méditerranée. Ainsi la fraternité serait profondément inscrite et vivante dans la société reformée que nous voulons.

Dans notre conception de la fraternité, les délinquants juvéniles sont, non des individus abstraits à réprimer, mais des adolescents à l’âge plastique où il faut favoriser les possibilités de réhabilitation et rédemption. Nous considérons les immigrés non comme des intrus à rejeter, mais comme des frères issus de la pire misère celle qu’a créée non seulement notre colonisation passée, mais aussi celle qu’a créée dans leurs pays l’introduction de notre économie qui a détruit leurs polycultures de subsistance et déporté leurs populations agraires dans le dénuement des bidonvilles urbains.

Nous sommes sensibles au problème de la sécurité notamment dans les milieux populaires empruntant transports publics et vivant en banlieue. Mais la répression comme nous l’indique la situation aux Etats Unis ne fait que favoriser délinquance et criminalité qui trouvent dans les prisons de véritables couveuses. Nous devons comprendre que ceux que notre société rejette la rejettent et nous rejettent. C’est à une politique de prévention que nous appelons. Des exemples locaux et admirables, à Medellin en Colombie, à Rio dans le complexe de favelas Cantagalo et Pavao Pavaozinho, nous montrent que reconnaître la dignité d’enfants et adolescents, leur fournir l’accession à l’instruction, l’informatique, les arts et surtout leur donner la compréhension et l’affection, diminuent drastiquement la délinquance juvénile.

Comme le cours actuel de notre civilisation privilégie la quantité, le calcul, l’avoir, nous devons nous employer. à une vaste politique de la qualité de la vie c’est à dire encore une fois le bien vivre. Dans ce sens, il nous faut favoriser tout ce qui combat les multiples dégradations de l’atmosphère, de la nourriture, des eaux, de la santé. Toute économie d’énergie doit constituer un gain de santé et qualité de vie. Ainsi la désintoxication automobile des centres-villes se traduira par diminution des bronchites, asthmes, maladies psychosomatiques. La désintoxication des nappes phréatiques réduira l’agriculture et l’élevage industriels au profit d’une ruralité fermière laquelle restaurera la qualité des aliments et la santé du consommateur.

La réduction des intoxications de civilisation, (dont l’intoxication publicitaire qui prétend offrir séduction et jouissance dans et par des produits superflus), du gaspillage des objets jetables, des modes accélérées qui rendent obsolètes les produits en un an, tout cela doit nous conduire à renverser la course vers le toujours plus au profit d’une marche vers le toujours mieux. Elle s’inscrira dans une action continue en faveur de deux courants amorcés qu’il faut développer : la re-humanisation des villes et la revitalisation des campagnes l’une et l’autre nécessaire au bien-vivre. Cette dernière comporte la nécessité de réanimer les villages par l’installation du télétravail, le retour de la boulangerie et du bistrot.

Nous ne négligerons nullement de réformer les administrations publiques et inciter à la réforme des administrations privées. La réforme vise à débureaucratiser, dé-scléroser, dé-compartimenter, et donner initiative et souplesse aux fonctionnaires ou employés, à donner bienveillance pour tous ceux qui doivent affronter les bureaux. La réforme de l’Etat se ferait, non par augmentation ou suppression d’emplois, mais par modification de la logique qui considère les humains comme objets soumis à quantification et non comme êtres dotés d’autonomie, d’intelligence et d’affectivité.

En matière d’emploi, nous proposons d’instituer des aides à la création et au développement de toutes activités contribuant à la qualité de la vie. L’Etat investisseur social doit complémenter l’Etat assistantiel et favoriser par crédits (remboursables en cas de succès) toutes les créations de petites et moyennes entreprises répondant à des besoins de salubrité, de convivialité, de secours multiples, d’esthétique de la vie quotidienne. La politique des grands travaux pour développer le ferroutage, élargir et aménager les canaux et créer des ceintures de parkings autour des villes et autour des centres-villes permettra à la fois de créer des emplois et d’accroître la qualité de la vie. Les dépenses qu’elle nécessitera seront compensées en quelques années par la diminution des maladies socio-psycho-somatiques provoquées par stress, pollutions et intoxications.

En matière d’économie, nous demandons de promouvoir une économie équitable, sociale et solidaire au sein d’une économie plurielle. Au lieu de se résigner à un capitalisme jugé immortel ou se croire naïvement qu’il agonise ou peut être supprimé par décret, l’économie plurielle comporte l’économie capitaliste et les multinationales, mais en supprime la toute puissance, en refoule progressivement la sphère, et elle doit comporter le contrôle strict du capitalisme financier. . En même temps l’économie équitable tend à éliminer le caractère prédateur des intermédiaires en favorisant les relations directes entre producteurs et consommateurs comme les AMAPS pour les produits maraîchers.

Nous proposons de créer un Office public de la consommation, élu par les citoyens, qui veillerait à la qualité des produits, au contrôle des publicités favorisant les intoxications consommationnistes, et qui simultanément favoriserait les ligues de consommateurs: ceux ci disposent d’un pouvoir de boycott décisif dont ils n’ont pas encore conscience.

Nous favoriserons l’agriculture maraîchère autour des centres urbains qui dispenseront l’alimentation de proximité et nous inciterons à abandonner l’importation en hiver des fruits d’été et nous protégerons nos producteurs d’agneaux, de porcs et de bovins en taxant le bétail élevé en masse en des continents lointains.. En France l’économie plurielle développera les petites et moyennes entreprises, les coopératives et mutuelles de production et/ou consommation, les métiers de solidarité, le commerce équitable, l’éthique économique, le micro-crédit, l’épargne solidaire qui finance des projets de proximité, créateurs d’emplois. Le développement de l’alimentation de proximité qui ne dépendra plus des grands circuits intercontinentaux nous fournira des produits de qualité fermière et de plus nous préparera à affronter les éventuelles crises planétaires.

La nouvelle économie nécessite la croissance de l’économie verte (pas seulement l’agriculture fermière et biologique, pas seulement les installations massives d’énergies renouvelables – éoliennes, solaire, géothermiques etc.) mais des grands travaux d’humanisation des villes (ceintures de parkings souterrains autour des centre villes devenant piétonniers et parkings à ciel ouvert à la périphérie des agglomérations)

La politique doit intégrer la problématique écologique dans sa préoccupation fondamentale du bien vivre, mais elle ne saurait se laisser désintégrer dans l’écologie.

Dans l’immédiat nous proposons la constitution de trois Conseils permanents :

  1. un Conseil permanent de lutte contre les inégalités, qui s’attaquerait en premier lieu aux excès (de bénéfices et rémunérations au sommet) et aux insuffisances (de niveau et qualité de vie à la base); il s’agirait d’effectuer l’élévation annuelle des revenus les plus bas, l’abaissement annuel des revenus les plus hauts. Contre les précarités et dépendances de misère, le Conseil déterminerait un bouclier fiscal de protection des démunis et une politique intensive de construction de logements;
  2. un Conseil permanent chargé de renverser le déséquilibre accru depuis 1990 dans la relation capital-travail ;
  3. un Conseil permanent qui traiterait des transformations sociales et humaines qui s’imposeront pour traiter les problèmes naturels, biologiques et sociaux créés par la dégradation de la biosphère, nécessitant la lutte contre les pollutions industrielles urbaines, rurales, le développement des énergies renouvelables, le développement des qualités de la vie.

En ce qui concerne l’éducation, la mission première a été formulée par J.J Rousseau dans l’Emile: « je veux lui apprendre à vivre». Il s’agit de fournir les moyens d’affronter les problèmes fondamentaux et globaux qui sont ceux de chaque individu, de chaque société et de toute l’humanité. Ces problèmes sont désintégrés dans et par les disciplines compartimentées. Ainsi pour commencer nous instituerons une année propédeutique pour toutes Universités sur : les risques d’erreur et d’illusion dans la connaissance; les conditions d’une connaissance pertinente; l’identité humaine; l’ère planétaire que nous vivons; l’affrontement des incertitudes, la compréhension d’autrui et enfin les problèmes de civilisation contemporaine.

L’élan pour la grande réforme surgira des profondeurs de notre pays quand il percevra qu’elle prend en charge ses besoins et ses aspirations. Car, sclérosé dans toutes ses structures bureaucratisées, le pays est vivant à la base. Le changement individuel et le changement social seront inséparables, chacun seul étant insuffisant. La réforme de la politique, la réforme de la pensée, la réforme de la société, la réforme de vie se conjugueront pour conduire à une métamorphose de société. Les futurs radieux sont morts, mais nous ouvrirons une voie pour un futur possible. Cette voie nous pouvons nous y avancer en France, agir pour la faire adopter en Europe, et faisant de nouveau de la France un exemple, elle apportera la perspective d’un salut planétaire. Nous annonçons la nouvelle espérance.


[1] Discours sur l’histoire, in Variété IV, 1932