Provocation pour un Dialogue en humanité

PROVOCATION POUR UN DIALOGUE EN HUMANITE
Ordep Serra

 

Vous m’avez posé une question qui me semble digne d’être interrogée : vous me demandez ce que nous, les étrangers, espérons de la France. Eh bien, d’abord, il me faut relire votre proposition, c’est-à-dire, votre provocation. Je crois que vous voulez savoir qu’est ce que des étrangers comme nous espèrent de vous, de cette France qu’ainsi vous nous donnez à penser.

Il faut bien que je m’explique sur la modification que j’ai fait dans le contenu de la question. Elle m’était indispensable et voilà pourquoi : je ne vous suspecte point d’un ethnocentrisme aussi grossier que celui qui prévaut quand on oublie deux choses fondamentales, c’est-à-dire, lorsqu’on oublie, en premier lieu, qu’il n’existe point des « étrangers » comme une catégorie homogène, qu’il n’y a rien de plus hétéroclite que cette masse confuse dont la seule unité est construite de façon arbitraire par une distinction unilatérale et fortement biaisée, entre « nous autres » et « vous autres » (ce qu’on pourrait bien dire en espagnol de la manière suivante : entre nosotros y vosotros, mais qui dans votre langue comme dans la mienne ne sonne pas aussi « naturel »).

En second lieu, on ne peut pas oublier que quand nous parlons d’« étranger » et de « natif », nous avons pour ainsi dire affaire à des shifters sociologiques, puisque les positions ainsi distinguées sont toujours interchangeables, réversibles ; qu’elles ne sont en effet que des positions, puisque chacun est étranger pour les « autres » qu’il classifie comme çà. Qui veut ou voudrait éviter les conséquences éthiques et phénoménologiques de ce shifting, doit se faire prisonnier de son pays, de son peuple, de soi même, s’aveugler à un tel point qu’à la fin, il ne saura reconnaître sa conditions humaine. Eh, bien, quiconque s’occupe de la promotion de dialogues en humanité est très loin de cette ingénuité, très loin de la perversité d’un ethnocentrisme qui aboutirait à réduire les interlocuteurs à une altérité vide.

Il me semble aussi évident qu’il y a des spécifications implicites dans votre provocation. Je crois que vous voulez interroger des étrangers qui ont une relation spéciale avec la France, autrement dit, qui peuvent la regarder d’un point de vue capable d’autoriser (ou non) l’espoir, prenant aussi franchement en considération son contraire (c'est-à-dire, la crainte). Je ne suis qu’un de ces étranger et ne peux point parler au nom des autres, dont le nombre et la variété sont très grands et qui, par conséquent, peuvent avoir des points de vue très différents , qui certes, ne sont pas unanimes sur ce qui touche à la France et à ce que vous voulez savoir. Il y a, bien sûr, des étrangers comme moi, ou dans la même situation que moi, c’est-à-dire dans une position (historique, sociologique) qui les mène à voir votre pays à peu près de la même distance, peut-être d’une perspective sinon identique, en tout cas proche de la mienne. Cependant, je ne les connais pas tous ; je ne peux point les identifier ici sans risque d’erreur, si tant est qu’il en existe. Mais je crois reconnaître une condition qui nous rapproche, nous autres étranger, ici présents. Quand j’emploie l’expression, « des étrangers comme moi » ou « comme nous », je veux dire : des étrangers qui veulent bien participer de ce dialogue « en humanité » et veulent comprendre comment la France s’y révèle, ou du moins s’y avère interrogeable. Mais évidemment, il y a des différences entre nous, parce que nous sommes aussi, dans une grande mesure, étrangers les uns vis-à-vis des autres ; et notre communion peut osciller pour diverses raisons.

Somme toute, il ne me reste qu’une possibilité pour entreprendre la tâche dont vous m’avez chargé. Je renonce aux généralisations et parle simplement de ma vision personnelle, de ce que je vois et crois, de mes espoirs, désirés et craintes en relation à la France. Je ne crois pas souffrir d’originalité extrême ; il se peut bien que je coïncide ainsi avec un certain nombre d’autres. Et s’il arrive que mes amis non Français ici présents me trouvent un peu trop idiosyncratique, s’ils considèrent que mon discours et ma position sont vraiment excentriques, je ferai appel aux philosophes français pour qui souvent il faut décentrer pour comprendre.

Pour illustrer ce que je veux dire, je vous raconterai une petite histoire. Arrivé à  Paris pour un stage au Centre Louis Germet de l’EHESS, j’ai eu l’occasion d’être logé dans un foyer des Pères du Saint Sacrement, rue Friedland. L’accueil et la cordialité de ces bons religieux nous ont rapprochés. Ils me demandèrent pourquoi j’avais choisi la France pour y conclure mes études et je leur répondis que c’était parce que j’ai du sang français. Ils voulurent alors savoir comment ma généalogie me rattachait à la France. Ma réponse fut simple : en fait, je descends d’un peuple indigène du Brésil, les Tupinambas, ces fameux cannibales tant loués par le Seigneur de Montaigne ; or, mes ancêtres avaient dévoré quantité de missionnaires français. J’ai ajouté que cela expliquait mon amour pour la France et, particulièrement pour la cuisine française. Ils ont reçu en riant mon explication et me l’ont faite répéter maintes fois aux autres hôtes de leur foyer, français et étrangers.

Il est évident que je parlais sur le ton de la boutade, mais il y a du vrai dans l’histoire que je leur ai racontée, et à laquelle j’ai fini par croire. Il est grandement probable que je descende effectivement des premiers habitants de la terre où je suis né ; les Bahianais sont le fruit d’un grand métissage auquel ont participé des européens, des indiens et des nègres africains, bien que les noirs prédominent dans notre population. Mais ce n’est pas le plus important. Mon ami François Laplantine pourra vous confirmer que dans l’histoire récente du Brésil (au XXème siècle), un mouvement culturel très important a fait bon usage métaphorique de l’anthropophagie pour indiquer son programme : celui d’un groupe d’artistes, d’écrivains et de penseurs qui proclamaient nécessaire non simplement d’imiter, mais aussi de consommer, d’absorber, de « dévorer » la civilisation européenne pour nourrir le chaos brésilien et lui faire produire une nouvelle culture. Ces modernistes, comme ils s’appelaient, étaient fortement impressionnés par l’art et la littérature français, en particulier, mais ils étaient à la fois fiers de la nouveauté du Brésil.

Quant à moi, avec ma  petite histoire généalogique, je voulais dire que la France était déjà présente dans mon imagination, dans mon désir et dans ma mémoire bien avant d’en fouler pour la première fois le territoire.

Les premiers à me parler de votre pays ont été de pauvres poètes analphabètes  que j’ai écouté chanter dans une foire de ma petite ville natale, les aventures de Roland et des Douzes Paires de France. Une chanson anonyme qui m’a beaucoup impressionné quand j’étais enfant parlait d’un homme à qui un grand roi promettait comme cadeau de noces, pour qu’il épousa sa fille, Europa, Françia et Bahia (Bahia est l’Etat du Brésil où je suis né). Et l’homme refusait ! Je déduisais que la princesse devait être terriblement laide et détestable, seule explication au renoncement d’un pauvre musicien aux trois parties les plus importantes du monde.

Dans mon pays, quand j’étais jeune, l’influence de la culture française était beaucoup plus forte qu’aujourd’hui et se faisait sentir même dans les classes populaires. Bien illustrative de ce prestige est la chanson de notre folklore dont je vous ai parlé. Et bien, si pour le peuple qui la chantait, la France était un continent aussi grand que l’Europe, pour beaucoup de Brésiliens plus instruits elle était, sans aucun doute, le centre de la civilisation européenne, de la civilisation tout court. Je reviens à la métaphore moderniste que j’ai élue et adaptée à ma façon : par sa richesse intellectuelle, historique et culturelle, par sa créativité et son raffinement, la France nous semblait très bonne à manger.

Je suis également conscient du fait qu’il n’y a point de nation homogène, que la France est très complexe, qu’elle est une « communauté imaginaire », tout comme le Brésil, avec une considérable diversité et des différences sociales, culturelles et politiques très grandes en son sein. Or, en matière d’amour et d’appétit, on est sélectif ! J’aime mon pays, mais il y a dans la société brésilienne beaucoup de choses que j’abhorre et déteste, que je refuse, que je trouve insupportables et répugnantes. Dans la France aussi, je dois le dire. Voilà….Mes ancêtres étaient anthropophages, non sarcophages ; bien au contraire, ils haïssaient la pourriture.

Je cours le risque de vous causer un certain dégoût avec mon insistance envers une rhétorique cannibale, ou, plus précisément, dans l’évocation d’un cannibalisme devenu rhétorique. L’anthropophagie provoque une horreur fort légitime et compréhensible. Mais je crois que le vice contraire est aussi horrible et même plus dangereux : l’attitude « anthropoémique », comme l’a qualifié Lévi-Strauss. Cette compulsion qui consiste à vomir les autres, les «différents », les étrangers, les pauvres, les « impurs », les migrants, les nomades, les « incapables », les « inférieurs » …. Ceux qui, en somme (comme proclament les xénophobes de tous les pays, à peu près dans le monde entier), ne doivent point être « ici » parce qu’ils ne sont pas « comme nous ». Les prétextes de l’exclusion varient : le ban se proclame au nom de la race, de la culture, de l’identité nationale, des raisons d’État, de l’économie, de la civilisation, du bon goût, etc.

A la rigueur, aujourd’hui, la xénophobie n’est qu’une expression entre autres d’une tendance qui s’universalise au sein d’un ordre capitaliste essentiellement destructif, un ordre qui crée l’obsolescence d’hommes et de femmes, de groupes entiers, et leur attribue la responsabilité de cette réduction ; qui arrive à convaincre des multitudes de la nécessité de pratiquer le rejet de ses proches et prépare ainsi souvent les convertis à sa logique d’exclusion, à être écartés, sans possibilité de défense, quand cela conviendra aux intérêts des contrôleurs de la richesse. Le prix de l’adhésion à ce credo est la perte progressive de la citoyenneté et, enfin, de l’humanité. C’est en réfléchissant à ce sujet que j’ai écrit un petit poème, dont l’original en portugais est encore inédit. Voici sa traduction :

 

Le visiteur qui, en vain, sonna
A ma porte, la nuit entière,
L’homme obscur, le vagabond
Que j’ai chassé de ma terre
Et par la force et par la loi,
L’étranger que je connais pas
_ Oh misère ! _C’était moi

Enfin, la France que j’aime, c’est celle où je me trouve aujourd’hui : la France des Dialogues en Humanité.