Croissance de la richesse économique ou bien-être durable pour tous ?

Jean Gadrey, économiste, est membre du Conseil scientifique d’Attac-France ; il est aussi membre de la « Commission de Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social », présidée par Joseph Stiglitz. Il travaille depuis longtemps sur les indicateurs de richesse ; on trouvera ici le diaporama de sa dernière présentation intitulée "Croissance de la richesse économique ou bien-être durable pour tous ?" Cette question prête à des explications qui peuvent, au sein même du Conseil scientifique, parfois quelque peu diverger. Jean Gadrey lui-même recommande la prudence dans l’interprétation de certains graphiques (voir par exemple ce qu’il écrit sur l’espérance de vie). Tous s’accordent, en revanche sur le fait que le PIB ne peut être le seul, et hégémonique, indicateur de progrès de l’activité humaine.

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  Croissance de la richesse économique ou «bien-être durable pour tous» ?

Comment en est-on venu à penser qu’un pays peut aller mieux alors que ses habitants vont moins bien ?

Le besoin de croissance : une croyance plus que jamais répandue, mais plus que jamais contestée

Croyance à droite comme à gauche :

  • Nicolas Sarkozy, le 14 septembre 2007 :
    « Que la croissance soit à 1,9 % ou 2,3 %, au fond, cela ne change pas grand-chose car, ce que je veux, c'est 3 %. De toute façon, il faut faire les réformes pour gagner ce point de croissance. »
  • Dominique Strauss-Kahn, Directeur général du FMI depuis le 1° novembre 2007 Conférence de presse le 1° octobre Les missions du FMI sont :
    « La promotion de la croissance, le plus haut niveau d’emploi, la promotion du commerce international… »
  • Jacques Attali, le 1° septembre 2007 :
    « Le monde enregistre une croissance moyenne de 5 % l'an depuis plusieurs années… Nous devons viser 5 % de croissance ».
  • Ségolène Royal, le 28 avril 2007, sur France 2, en réponse à la question suivante de Gilles Leclercq :
    « Mais quand même, avec une dette de 1 200 milliards d’euros, où faites-vous des économies ?
    Sa réponse :
    « Je relance la croissance. Je relance la croissance… C’est pas un pari, c’est une question de confiance. Ça n’est pas un pari, c’est une réalité. Je suis convaincue que la croissance va repartir ».
  • Georges W. Bush (en matière d’environnement) :
    « la croissance n’est pas le problème, c’est la solution »

Le doute s’installe, la contestation monte

Mettre en avant la croissance, le « toujours plus », c’est laisser de côté de grandes questions, comme : toujours plus de quoi, pour qui et avec quelles conséquences pour l’avenir ?

La métaphore du gâteau est « insoutenable » : le gâteau est de plus en plus gros, mais de plus en plus « empoisonné ».

De grandes institutions internationales commencent à prendre le virage : Nations Unies, OCDE, Union européenne…

Une croissance sans limite est-elle pensable ?

Des calculs à la portée de tous
Avec 2 % de croissance par an du PIB/h, nos descendants auraient, en 2100, de quoi acheter six fois plus de biens et de services !

Indépendamment même des questions écologiques, six fois plus de quoi ?

Quand arrête-t-on cette course éperdue pour réfléchir aux fondamentaux du bien vivre ? Sans attendre ? Plus tard ? Trop tard ?

Que mesure-t-on avec la croissance du PIB et qu’oublie-t-on ?

Premiers éléments sur la différence radicale entre PIB et bien-être.

Qu’est-ce que le PIB ? Et la croissance ?

Le PIB = somme des valeurs produites dans la sphère marchande et des coûts de production des services non marchands

La croissance : c’est celle du PIB, déduction faite de l’inflation

Croissance de quoi ?

  • Les dommages écologiques et sociaux du modèle actuel de croissance ne sont pas déduits. Ils deviennent énormes.
  • Détruire (la société, l’environnement) puis réparer (en partie) est une « contribution » de plus en plus importante au PIB.
  • Des contributions positives essentielles au bien-être ne sont pas comptées : bénévolat, travail domestique, progression du temps libre choisi.

Croissance pour qui ?

Pauvreté, inégalités, insécurité sociale… ne sont pas comptées.

Selon Joseph Stiglitz, la croissance américaine de 2000 à 2007, montrée partout en exemple, n’était ni soutenable ni équitable. C’était « un mirage » : « même avant le crash, la majorité des Américains étaient moins bien lotis qu’en 2000. Nous avons connu une décennie de forte croissance du PIB et de déclin pour la plupart des gens ».

Croissance avec quelles conséquences dans le futur ?

Pour ne pas aggraver l’effet de serre, il faudrait émettre moins de 1,8 tonne de CO2 par personne dans le monde (ou, pour les spécialistes, 1/2 tonne d’équivalent carbone). L’économie et la population mondiales en émettent environ le double, la France quatre fois plus.

D’accord, le PIB/h n’est pas le bien-être, d’accord « l’argent ne fait pas le bonheur », mais, dit-on, ils y contribuent fortement.

Pour savoir s’il existe une relation positive entre PIB/h et bienêtre, ou entre croissance et mieux-être, ou « développement » (humain, durable…) on peut utiliser, outre la réflexion philosophique et l’introspection, diverses mesures :

  1. Des indicateurs multiples, selon plusieurs dimensions communément admises du bien-être ou du développement.
  2. Des indicateurs synthétiques obtenus comme « agrégats » ou moyennes de plusieurs indicateurs de bien-être.
  3. Des « enquêtes d’opinion » sur la « satisfaction de vie ».

On peut alors croiser ces mesures « objectives » ou « subjectives » du bien-être avec le PIB/h ou avec sa croissance.

Des variables « objectives » de développement humain, de bien-être, de « développement durable »…croisées avec le PIB par habitant :

pas de corrélation dans le groupe des 30 à 40 pays les plus riches !

Premier exemple : l’espérance de vie. L’espérance de vie progresse nettement avec le PIB/h, mais…

… au dessus de 18 000 dollars de PIB/h en 2004, l’espérance de vie n’est plus corrélée avec le PIB/h

Prudence dans l’interprétation :
au cours du temps, le « nuage de points » de ces graphiques se déplace vers le haut :
l’espérance de vie a progressé dans le monde : 58 ans au début des années 1970, 66 ans aujourd’hui. Il y a donc eu dans le passé une progression simultanée dans le monde, y compris les pays riches, du PIB/h et de l’espérance de vie. Mais l’absence de corrélation constatée précédemment indique que la croissance n’est plus, au-delà d’un certain seuil, une condition nécessaire à la progression de l’espérance de vie, laquelle renvoie à d’autres facteurs bien plus décisifs.

Comment expliquer que des pays dont le PIB/h est deux, trois voire quatre fois (Chili, Costa Rica) inférieur à celui des plus riches aient pratiquement la même espérance de vie, supérieure à 78 ans ? Il existe de multiples façons d’allonger l’espérance de vie.
À un pôle, le modèle américain inégalitaire et coûteux de « réparation médicale » des dégâts d’un mode de production et de vie qui affecte la santé, ce qui exige un haut niveau de richesse et un système médical hypertrophié.

De l’autre, des modèles où l’on dépense peu par habitant en « réparations médicales » parce que les modes de vie et de travail sont moins agressifs pour la santé et parce qu’il y a moins d’inégalités.

L’éducation, sous l’angle de la scolarisation : la corrélation avec le PIB/h est forte, mais elle disparaît au-delà de 12 000 $

PIB/habitant et cohésion sociale ? (le coefficient de Gini indique des inégalités plus fortes lorsqu’on va de 0 à 100).
Mais, au-dessus de 12 000 $, il n’y a plus aucune corrélation

Environnement : la croissance aggrave nettement une situation déjà très inquiétante. Le cas des émissions de CO2

Selon le PNUD (27 novembre 2007), il faudrait, pour éviter une catastrophe climatique, « peut-être la menace la plus grave qui ait jamais pesé sur l’humanité », que les pays riches réduisent de 80 % leurs émissions de CO2 d’ici 2050 (une division par 5). L’objectif officiel en France est une division par 4.

Cela voudrait dire en moyenne une réduction de 3,5 % PAR AN. C’est plus que ce qui a été obtenu en France entre 1990 et 2005 !

La consommation d’énergie, quant à elle, a continué à progresser au cours des dernières années en France. Il faudrait très vite changer de modèle de production et de consommation. On commence quand ?

Des indicateurs synthétiques qui ne confirment pas non plus les équations croissance = progrès et PIB/h = bien-être

Les indicateurs synthétiques du PNUD

  • Développement humain (IDH)
  • Pauvreté (IPH)
  • Parité hommes-femmes (IPF)

 

IDH 2004 PIB/hab.(PPA) Pauvreté IPH-2 Participation des femmes: IPF
1. Norvège 4 1. Suède 1. Norvège
2. Islande 5 2. Norvège 2. Suède
3. Australie 13 3. Pays-Bas 3. Islande
4. Irlande 3 4. Finlande 4. Danemark
5. Suède 15 5. Danemark 5. Belgique
6. Canada 9 6. Allemagne 6. Finlande
7. Japon 17 7. Suisse 7. Pays-Bas
8. États-Unis 2 8. Canada 8. Australie
9. Suisse 6 9. Luxembourg 9. Allemagne
10. Pays-Bas 8 10. France 10. Autriche
11. Finlande 14 11. Japon 11. Canada
12. Luxembourg 1 12. Belgique 12. États-Unis
13. Belgique 10 13. Espagne 13. Nouv-Zélande
14. Autriche 5 14. Australie 14. Suisse
15. Danemark 7 15. R-Uni 15. Espagne
16. France 16 16. États-Unis 16. Royaume-Uni
17. Italie 19 17. Irlande 17. Irlande
18. Royaume-Uni 12 18. Italie 18. Singapour
19. Espagne 21   19. Argentine
20. Nouv-Zélande 24   20. Portugal
21. Allemagne 18   21. Costa Rica

L’indice de santé sociale américain
En baisse tandis que le PIB monte

 

Enfants Adolescents Adultes Pers. âgées Tous âges

Mortalité
infantile

Maltraitance
des enfants

Pauvreté
infantile

Suicide des
jeunes

Usage de
drogues

Abandons
d'études
universitaires

Enfants nés
de mères
adolescentes

Chômage

Salaires
hebdomadaires
moyens

Couverture
par
l'assurance
maladie

Pauvreté des
plus de 65 ans

Espérance de
vie à 65 ans

Délits violents

Accidents de
la route
mortels liés à
l'alcool

Accès à un
logement d'un
prix
abordable

Inégalités de
revenu
familial

Les composantes de l'indice de santé sociale

En France, le Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté (BIP 40)
Six grands domaines, près de 60 variables

 

  EMPLOI REVENU SANTE LOGEMENT EDUCATION JUSTICE
Pondérations (en %) 25 25 12,5 12,5 12,5 12,5

Le BIP 40 : les inégalités progressent quand l’indicateur augmente

L’empreinte écologique d’une population (une personne, une région, un pays, l’humanité…)

C’est la surface de la planète dont cette population dépend, compte tenu de son mode de vie et des techniques actuelles, pour ses besoins

  • - en produits du sol (agriculture, sylviculture) et en zones de pêche
  • - en terrains bâtis ou aménagés (routes et infrastructures)
  • - en forêts capables de recycler les émissions de CO2 (empreinte énergie) et plus généralement en surfaces d’absorption des déchets

Si toute l’humanité accédait au mode de vie américain (sur la base des techniques de production actuelles), il faudrait cinq planètes.

Il en faudrait trois si la référence était le mode de vie des Français.

Les écarts d’empreinte entre groupes sociaux au sein d’un même pays vont de 1 à 10, et nettement plus si l’on tient compte des modes de vie les plus luxueux.

PIB par habitant et « vie jugée satisfaisante » ou « bien-être subjectif » :

Peu ou pas de corrélations au dessus de 15 000 $ de PIB/h

Corrélation entre le PIB/h et la satisfaction de vie, au-dessus de 15 000 $ de PIB/h, il n’y a plus de corrélation

Est-ce que, malgré tout, le fait d’avoir une vie JUGÉE satisfaisante progresse avec le temps, ou d’une génération à l’autre, alors que le PIB/h ne cesse de progresser ? NON, en tout cas dans beaucoup de pays riches, et dans les réponses aux enquêtes « subjectives ».
En France de 1973 à 2005, le PIB/h a été multiplié par deux.
Alors, plus heureux ?

Inquiétudes fortes pour l’avenir dans tous les pays « riches »
Selon le Centre d’analyse stratégique (29 octobre 2007), 76 % des Français pensent que la vie de leurs enfants sera plus difficile que la leur. Ce chiffre est de 63 % en Europe.

CONCLUSION

L’indispensable débat public sur ce qui compte et sur ce qu’il faut compter
L’usage politique de tels indicateurs implique qu’ils aient une légitimité, non seulement aux yeux d’experts, mais aussi et surtout aux yeux des citoyens. Cela suppose des débats ouverts visant à construire des cadres et des référentiels partagés, à « révéler des préférences collectives » sur le « développement humain durable ».

La crise rend encore plus nécessaire le recours à de nouveaux indicateurs
Si l’on reconnaît que la crise actuelle est la conjonction de phénomènes multidimensionnels, les indicateurs les plus pertinents comme repères de sortie de crise doivent accorder au moins autant de poids aux questions sociales et écologiques qu’à l’économie et à l’emploi.