Sortir d’une vision réductrice de l’activité

Sortir d’une vision réductrice de l’activité

Patrick Viveret [i]

Une grande partie des problèmes écologiques et sociaux auxquels nous nous heurtons vient d’une conception réductrice, voire contre- productive de la notion d’activité. Celle-ci repose sur la vision de la comptabilité nationale construite après la seconde guerre mondiale dans une vision industrialiste de la reconstruction des économies d’après guerre.

Prenons d’abord l’exemple de ce que l’on pourrait nommer l’impensé écologique de nos modèles de représentation et de calcul de la richesse. Dans cette perspective la question écologique ne se pose pas puisque la nature est traitée comme un réservoir de ressources quasi inépuisable et gratuit. Dès lors que l’on définit la valeur économique par sa rareté et son prix un bien écologique abondant et gratuit –fut-il aussi vital que l’air ou l’eau- n’a aucune valeur économique. Paradoxalement c’est lorsqu’il est en voie de destruction - du fait de sa pollution notamment - qu’il va rentrer dans le circuit de la valeur économique. Dans le cas de l’eau c’est la construction d’une usine d’assainissement ou l’exploitation d’une source d’eau minérale qui va être créatrice de valeur économique dès lors que l’eau potable n’est plus directement accessible. Une compagnie multinationale de l’air organisant un marché de l’air pur pour ses clients pourrait bien remplir demain des fonctions analogues si la dégradation de l’air respirable continue de se poursuivre. On voit clairement aujourd’hui les effets contreproductifs de notre modèle de valorisation économique sur des secteurs tels que l’agriculture. Toutes les fonctions écologiques et sociales remplies par les métiers de pays (les paysans) se trouvaient dévalorisées : préservation de la nature, aménagement du territoire, lien social etc. tandis que seule la production agro alimentaire massive sur le modèle industriel se trouvait valorisée. La disparition des haies, la pollution des nappes phréatiques, la désertification des campagnes, le dégagement excessif de gaz à effet de serre et les atteintes majeures à la biodiversité étaient inscrites dans cette approche réductrice de la valeur économique.

Sur le plan social, les conséquences sont tout aussi redoutables en particulier dans les domaines clefs que sont l’éducation, l’emploi, les retraites et le système de protection sociale. Si l’on considère la vie dite active au sens économique et statistique du terme celle-ci ne correspond guère qu’à un peu plus de 10% du temps de vie global[ii]. En sont par exemple exclues les activités domestiques non marchandes, le capital social[iii] considérable que représentent la vie associative bénévole et l’ensemble des échanges de connaissance non marchands. Dans cette vision le financement d’un système de protection sociale qui, par nature, doit couvrir les 100% du temps de vie (et même davantage car l’accompagnement de la naissance est aussi pris en charge) suppose que les 11% de vie active soient « pressurés » à l’extrême avec toutes les conséquences contreproductives en termes de stress et de souffrance au travail que cette pression peut engendrer.

Sur le plan des retraites la contre-productivité est totale. Trois éléments de progrès social manifestes : la prolongation de l’espérance de vie, l’allongement du temps éducatif et la réduction du temps de travail se transforment en deux sources de régression sociale, la réduction des pensions et/ou la mise en cause des droits à la retraite dès lors que les éléments de progrès vont avoir pour effet mécanique de déséquilibrer le rapport entre les prétendus actifs et les prétendus inactifs. Le seul fait par exemple que le report de la moyenne d’entrée dans la vie dite active du fait du nombre croissant de jeunes faisant des études supérieures devient à l’autre bout de la chaîne de vie une source de régression sociale. Et l’on vante par ailleurs le fait que nous soyons entrés dans des économies et des sociétés de la connaissance ! De même on se félicite régulièrement de la vitalité de la vie associative que l’on a dotée d’une charte lors du centenaire de la loi de 1901. Mais les activités bénévoles continuent à être considérées comme improductives et ceux qui s’y adonnent comme inactifs au sens de la comptabilité nationale. C’est évidemment absurde : la contribution sociale apportée par la vie associative non marchande est absolument essentielle et il suffit d’imaginer une grève générale des associations pour comprendre qu’une bonne partie d’un pays moderne se trouverait paralysée. Or le rôle des jeunes retraités dans la vie associative est déterminant. Repousser l’âge de ce temps de libre activité qu’est la retraite (terme de plus en plus inadapté à la situation du 3ème âge), c’est se priver de cette contribution essentielle. D’autant que, circonstance aggravante, on continue de licencier massivement les seniors malgré tous les discours officiels et que l’on est en train de recréer les conditions d’une pauvreté de masse pour nos aînés avec les conséquences sociales et humaines dramatiques que nos sociétés ont déjà connu à l’époque où la plupart des personnes âgées étaient dans un statut d’ »économiquement pauvres ».

Si l’on aborde maintenant les problèmes de l’emploi la vision réductrice de l’activité a pour effet de passer à côté de la question la plus importante qu’est conduit à se poser un être humain. Et cette question ce n’est pas seulement : « qu’est ce que je fais dans la vie ? » mais, plus fondamentalement « qu’est ce que je fais de ma vie ? ». Cette interrogation, au sens le plus fort du terme, nous amène à nous interroger sur la notion d’œuvre et de métier beaucoup plus riche que celle job, de travail ou d’emploi.

Ainsi le mot métier est construit par le compagnonnage à partir de deux mots : le ministère, qui signifie « le service » et le « mystère ». Un métier c’est un ministère mystérieux. Que l’on soit dans le rapport à la nature, dans la transformation de la nature, c’est à dire dans les métiers manuels, ou que l’on soit dans le rapport à autrui dans les métiers relationnels, c’est toujours un accès au mystère de l’univers et de l’altérité qui est en cause. Le mot « métier » est un mot très fort, qui n’a rien à voir avec un mot aussi pauvre que « boulot ». C’est un mot qui renvoie à un autre terme qui a gardé sens encore aujourd’hui, c’est le mot « vocation ».

Quand on parle de vocation, on est bien sur l’axe de projet de vie et c’est le même mot qui est à l’origine de profession avant sa réduction techniciste. Parce qu’aujourd’hui quand on dit qu’on va professionnaliser un milieu, cela signifie tout simplement que l’on va serrer des boulons par ci, standardiser par là, ou encore techniciser. Mais professare, c’est la même racine que prophétie. On ne professe que si l’on est habité par le projet que l’on veut transmettre.

Cette question n’est pas simplement de nature culturelle ou civilisationnelle, elle est de nature économique. Si par exemple on continue à raisonner simplement dans les catégories classiques de job ou d’emploi, nous allons rapidement vers une contradiction insoluble. Pour reprendre l’expression consacrée trois pays le Brésil, l’Inde et la Chine pourraient à eux seuls être à la fois la ferme du monde, le bureau du monde et l’usine du monde. Si notre raisonnement se limite à l’idée que l’emploi est une offre d’entreprises et qu’elle est corrélée au degré d’employabilité, nous irons de plus en plus vers des formes de chômage de masse mondial, avec tous les effets dramatiques que cela peut entraîner. Il y a un moment où il faut prendre le problème par l’autre bout. Celui du métier au sens fort du terme et qui consiste à dire que tout être humain a au moins un métier de base, un métier matriciel dont les autres dépendent. Ce métier matriciel porte un nom : c’est un métier de chargé de projet. Chargé de projet de sa propre vie. Et c’est tout l’intérêt de la société que ce métier soit détecté (rôle de l’éducation) et ensuite exercé dans de bonnes conditions. Parce qu’un être humain qui n’arrive pas à prendre en charge sa propre vie, non seulement se détruit lui-même, mais les dégâts collatéraux de la non prise en charge de son propre projet de vie finissent par coûter très cher à la société.

Le droit au métier est ainsi beaucoup plus fondamental que le droit au travail et correspond mieux à l’objectif historique que s’était fixé le mouvement ouvrier à l’origine : celui de se libérer à terme de la pénibilité du travail et de la dépendance du salariat pour aller vers ce que Hannah Arendt appelait l’œuvre[iv]. Et si l’on veut conserver malgré tout le mot travail au moins faut il reprendre cette distinction chère à André Gorz de travail contraint et de travail choisi car sinon on confond deux réalités contradictoires. D’un côté il y a le trépied positif qui correspond à ce que le syndicalisme place sous le terme de droit au travail. Ce trépied c’est a) l’aspiration de tout être humain à disposer des moyens de mener une vie décente (grâce à un revenu et une protection sociale suffisants) ; b) l’aspiration à être reconnu comme utile et donc à prendre sa place dans la société ; c) la possibilité de se construire soi même (l’estime de soi) en lien avec cette reconnaissance et ces moyens de vivre. Mais il existe un autre trépied qui correspond à l’origine historique et étymologique du travail comme « tripalium », cet outil destiné à empêcher les chevaux de se débattre pendant qu’on les ferre et que l’on pouvait utiliser également comme instrument de torture. Le travail alors c’est un rapport entre la pénibilité, la dépendance et la nécessité. Pour des raisons de survie une personne accepte une activité pénible qui la place en situation de dépendance. Au sens précis du terme une personne condamnée à la mendicité est un travailleur : pour des raisons de survie elle accepte une situation humiliante qui la rend complètement dépendante du bon vouloir d’autrui. On comprend bien que lors qu’on parle de la valeur- travail ce n’est pas du tout la même chose d’évoquer le premier trépied ou le second. C’est la raison pour laquelle je préfère personnellement parler de droit au métier, plutôt que du droit au travail. Le droit de chaque être humain à faire de sa vie une œuvre constitue alors le lien du syndicalisme de demain et des objectifs historiques du mouvement ouvrier d’hier. Un syndicalisme « ouvrier » ne se réduirait pas dans cette perspective à un syndicalisme de salariés. Non seulement il prendrait en charge l’aspiration des salariés à aller vers le travail choisi plutôt que vers le travail contraint, mais il se préoccuperait aussi, en lien avec toutes les forces sociales qui sont déjà sur ce terrain à prendre en charge l’aspiration de tout être humain à s’accomplir dans des projets de vie. Ce syndicalisme là est alors par exemple l’allié naturel de forces qui œuvrent pour ne pas réduire l’éducation à la formation car ex-ducere, conduire au dehors, c’est permettre à un être humain d’accéder à l’autonomie, ou pour reprendre une belle expression de la philosophe Simone Veil : « élever un être humain c’est l’élever à ses propres yeux ». C’est l’allié de toutes les forces qui œuvrent à une émancipation des êtres humains, c’est un acteur qui ne cantonne pas sa perspective à la défense du salariat mais qui situe cette défense et cette humanisation légitime dans une perspective transformatrice et émancipatrice d’ensemble qui s’intéresse à la totalité du temps de vie et pas seulement aux 11% qualifiés de « productifs ». C’est parce que ce syndicalisme là est déjà en marche dans les fait d’ailleurs qu’il est possible d’avoir des syndicats dans des domaines aussi divers que l’éducation, l’habitat, la consommation que des chômeurs ont pu se syndiquer et que l’économie sociale et solidaire à travers ses coopératives, ses mutuelles et ses associatives fait tous les jours la preuve qu’il existe un syndicalisme d’entrepreneurs alternatif au syndicalisme patronal.

[i] Philosophe, conseiller maître honoraire à la Cour des Comptes, auteur de « reconsidérer la Richesse » (éditions de l’Aube)
[ii] 11% si l’on prend une vie de 76 ans exprimée en heures de vie. En fait c’est déjà moins puisque l’entrée dans la vie active est désormais davantage à 24 ans qu’à 20 (cf. Roger Sue les temps sociaux)
[iii] Terme utilisé par Putnam l’un des participants à la commission présidée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen.
[iv] Cf. Hannah Arendt : la condition de l’homme moderne.